1994 – Don de notre incorporation au Christ – P. Chantraine
Introduction
Essayons ensemble d’approcher un mystère qui est constitutif de ce que nous sommes comme chrétiens depuis notre baptême et qui a été perçu avec une force et une perspicacité sans doute sans pareille, par Marie de la Trinité, et cela dans une contemplation.
Ce don, c’est celui de l’Esprit et de la filiation.
Elle le dit elle-même très explicitement aux NN 48 et 45 ; « Ce que nous avons le plus besoin de savoir sur la terre, dans l’obscurité de la foi, c’est que nous sommes fils. Aussi est-ce cela que l’Esprit nous dit en nous-mêmes, en le révélant au Père » . Elle renvoie ainsi à Gal. 4, 6 et à Rom. 8, 15. Ce qu’elle précise quelques mois plus tard : « Si la filiation était perceptible, il ne serait pas nécessaire que l’Esprit Saint crie en nous »Abba. Père« .(N° 55) Et lorsque Saint Paul nous rapporte ces paroles, il nous rapporte les paroles que Jésus lui-même a prononcées à l’agonie. C’est la raison, du reste, pour laquelle il introduit le mot araméen = »Abba » (Me 14, 36).
Avant de réfléchir davantage avec Marie de la Trinité, laissez-moi faire une réflexion qui permettra de mieux situer cette prière. Il s’agit donc d’une expérience proprement chrétienne.
Mais quelqu’un pourrait objecter = « Moi, je connais d’autres textes de Marc Aurèle ou en d’autres religions, ou même dans l’Ancien Testament, où l’on traite Dieu de père. C’est vrai. Mais le nom de père reste alors un nom commun. Chez Marc Aurèle, très évidemment, cela indique une qualité de la divinité qui a quelque ressemblance avec ce que les pères ont sur la terre : cela marque un amour très particulier.
Dans la prière d’Israël, cela indique évidemment le fait que Dieu soit créateur, qu’il est celui qui a choisi Israël et celui qui a aimé l’homme, _ connu qu’elle-même de Dieu et du Père. Lui étant plus connaturel – de même que le sacerdoce. Si la Filiation était perceptible, il ne serait pas nécessaire que l’Esprit Saint crie en nous « Abba ! Père ! » C’est un mystère que notre intelligence est incapable de pénétrer – auquel la foi nous donne d’adhérer, mais sans nous le révéler ».
Donc, si l’intelligence, en tant qu’elle ne peut partir que de l’expérience humaine, ne peut le pénétrer, ce qu’elle appelle l’esprit simple peut le comprendre d’une certaine manière ou au moins y adhérer.
« Souvent, dit-elle, je ne sais par où commencer, continuer et finir, car il ne s’agit ni d’idées, ni de réflexions, mais purement de réalité simple et surnaturelle – or le simple et le surnaturel sont, de soi, insaisissables à l’intelligence et répugnent à toute traduction » (p. 3).
II y a donc là un point central que l’on peut essayer de montrer de l’extérieur en quelque sorte, en commençant, en continuant et en finissant, mais qui reste toujours central, sans qu’on puisse dire jamais qu’il appartient à aucun moment du discours = le commencement, le milieu et la fin. Ce peut être perçu ou objet d’adhésion de la foi.
Comme dit Marie de la Trinité : « Regardez un objet, ôtez de votre esprit sa définition et toute pensée ou jugement antérieur à son sujet, soyez absolument en vous-même vide et neuf à son endroit, et n’en dites que ce que perçoit votre regard ! »
Elle parle donc de regard pour indiquer cette réalité qu’est l’esprit simple.
« Lorsque je regarde ainsi, dit-elle, c’est là ce que j’ai à faire – encore que les yeux qui voient soient autres que l’intelligence, puisque c’est l’esprit simple ». Donc ce regard qui voit que je suis fils, c’est l’esprit simple. En d’autres termes, comme dit saint Paul, c’est notre esprit – qui coïncide avec l’Esprit même de Dieu – qui nous fait dire = « Abba ! Père ! »
Cela, c’est un mystère.
Par mystère Marie de la Trinité n’entend pas quelque chose qui est inconnaissable, mais la réalité même dont nous vivons et qui est toujours plus grande que ce que nous pouvons en percevoir – réalité dans laquelle chacun, et elle en particulier, est immergé.
Voyons à présent quelques textes pour nous aider à la fois à continuer de regarder avec l’esprit simple cet « Abba, Père » et à nous familiariser un peu avec ce qu’elle en dit.
Et parlons du don de filiation et de l’attitude filiale, c’est-à-dire de la manière dont les hommes correspondent à ce don.
Don de filiation
(cf. Texte p. 43)
Le principe du don de filiation, c’est le Père, et cette filiation est participation au Verbe = le Père nous donne la filiation et il nous la donne dans son Fils. De plus, cette participation entraîne nécessairement notre inclusion dans l’Etreinte.
Elle l’appelle « Etreinte » parce qu’il est la Personne même qui est le fruit de la communion du Père et du Fils, d’une manière passive, mais qui, d’autre part, étreint le Père et le Fils dans la mesure où il est lui-même Personne et où il les unit. Il n’est pas simplement le fruit de leur amour, il est l’Amour qui les unit en propre.
« Par suite, il y a relation directe, immédiate, du sujet adopté au Père, au Verbe et à l’Esprit Saint – du fait même de l’adoption ».
La chose la plus importante, c’est que, comme dit Jésus et comme le rappelle saint Jean (1 Jn 3, 27), nous sommes enseignés directement par Jésus, parce que, précisément, Dieu fait de nous ses fils dans le Fils, et cela à l’intérieur même de la relation d’amour qui les étreint, qui est l’Esprit Saint. C’est la chose la plus belle, la plus forte aussi. C’est la liberté même. S’il y a liberté des enfants de Dieu, c’est parce que personne n’est capable de s’interposer entre Dieu et sa créature. La relation est immédiate.
Il y a les sacrements, bien sûr ; il y a les colloques que nous pouvons avoir ; il y a même un côté discursif de notre prière, mais il y a toujours au fond d’une prière, comme au fond d’une vie, un « Abba » qui est la relation immédiate avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Et c’est cela que saisit Marie de la Trinité, du fait même de l’adoption, comme elle dit.
« En vertu de l’adoption filiale, nous sommes présentés au Père par la voie du Verbe et par le Verbe Lui-même, au-delà de l’Humanité assumée. /Cela ne veut pas dire qu’on passe par-dessus cette Humanité, mais que c’est la relation même du Fils comme tel au Père, qui nous est donnée –
c’est cela que Marie de la Trinité veut dire. Nous sommes donc présentés par le Verbe, et dans la proximité même, le lieu de la génération du Verbe, « in sinu Patris » (N° 46)*
Cela c’est le don, le charisme même que Marie de la Trinité a reçu. Nous sommes donc mis, nous créatures, au lieu où jaillit le Fils. Cela ne suppose évidemment pas que nous ne soyons plus créés, mais que Dieu, dans son amour infini nous a adoptés. Et cette adoption n’est pas un « comme si »« comme dans l’adoption humaine. »Comme si tu étais mon fils, mais tu ne l’es pas ».
Ici, c’est la réalité même qui est donnée, puisque nous sommes présentés dans la proximité même, le lieu de la génération, « dans le sein du Père », là où le Verbe naît et, là même, marqués des ’dons – caractères« – ce qui veut dire que tout ce qui appartient au Verbe laisse sa marque sur chacun de nous. Donc de nouveau, c’est quelque chose de très réaliste – pas un »comme si ».
« Et ainsi présentés au Père par le Verbe, et introduits dans le mystère de cette ineffable Paternité, nous y recevons par l’Esprit Saint, la marque des »dons-perfection« , et comme l’empreinte même de la perfection du Père en nous ».
Par l’Esprit Saint, parce que c’est son rôle de nous faire vivre, Lui qui est l’amour des deux, à l’intérieur de l’amour du Père et du Fils, et de nous faire vivre comme fils. Cela signifie donc que quelque chose de la Paternité même de Dieu se trouve déposé, comme empreinte, en nous.
Cela veut dire que nous n’avons pas une connaissance générale de Dieu, comme quand on dit qu’il a la qualité de Père. Mais nous Le connaissons en propre. Nous sommes dans la relation même du Fils avec le Père. Et ce qui est le plus propre au Père c’est d’être Père. Nous en recevons l’empreinte comme le Fils.
Cette participation dont nous venons de parler entraîne une participation passive à la Procession de l’Esprit Saint (cf N° 49). Nous sommes tellement mis « in sinu Patris » que nous participons à cette Procession de l’Esprit Saint que le Père et le Fils spirent. L’Esprit Saint procède du Père et du Fils. Mais il y a de notre part une participation passive à la procession de l’Esprit Saint. Ce n’est pas un « comme si ».
Ce que dit ensuite Marie de la Trinité en est la conséquence : « C’est ainsi que par un don, qui est la suite normale des précédents, et qui en manifeste à nouveau toute la grandeur insondable, ineffable, stupéfiante, l’Esprit Saint devient réellement notre amour personnel, par participation – l’amour de notre moi au Père – amour procédant éternellement, étreignant éternellement – mais d’éternité qui n’a ni ancienneté, ni avenir, mais plénitude infinie de présent » (N° 49).
Cela c’est évident.
Mais la chose qui est typique chez Marie de la Trinité, c’est que réellement l’Esprit devient notre amour. Il est l’amour dans la Sainte Trinité – mais il devient par participation notre amour. Cela veut dire que nous aimons nous aussi le Père et le Fils comme l’Esprit Saint les aime.
De nouveau, ce n’est pas un « comme si ». C’est une participation. Les mots défaillent évidemment pour le dire. Vous entrevoyez comment une telle prière et une telle connaissance de la prière de Jésus « Abba Père » est un déploiement de la vie trinitaire dans la personne créée adoptée qui se trouve « in sinu Patris ».
Attitude filiale
(cf. Textes 51 et 52)
Le deuxième point que je voudrais aborder, c’est qu’à ce don par le Père correspond une attitude filiale qui est essentiellement de regard au Père. C’est le regard de l’esprit simple. De même que l’intelligence voit par les yeux, de même, l’esprit simple a un regard. Il s’agit ici d’un regard au Père selon sa Paternité même.
Cette attitude filiale n’est amour et abandon que secondairement – en dépendance de la nature de ce regard et de ce qu’il perçoit du Père. Car la vie du Verbe, c’est la contemplation du Père d’où l’Etreinte. Donc, ce qui est premier pour quelqu’un qui est dans cette attitude filiale, c’est de regarder le Père. L’attitude d’abandon ou même d’amour vient après.
Il y a ce que le Père von Balthasar appellerait « l’émerveillement ». Il s’agit d’abord de regarder. Et c’est parce qu’on regarde et que l’on dit « II est mon Père » qu’on L’aime et qu’on s’abandonne à Lui. C’est aussi simple que cela. Car la vie du Verbe, c’est la contemplation du Père, et le Verbe ne serait pas Fils s’il ne regardait son Père. On le voit dans l’Evangile de saint Jean « Je fais tout ce que je vois faire au Père » (cf. Jn 8, 28 X D’où l’Etreinte. C’est précisément parce que le Fils regarde le Père que surgit de ce regard même l’Etreinte, c’est-à-dire l’Esprit Saint.
« Ainsi l’attitude filiale est essentiellement statique (statique ici n’étant pas un défaut) contemplative et absorbante si l’on songe qu’elle est participation créée à la contemplation éternelle que le Verbe a du Père, laquelle saisit adéquatement sa Paternité dans toute la réalité, l’ampleur et la profondeur infinie de son mystère, et avec une telle unité et intensité de Relation qu’une Personne égale au Père et au Verbe en procède » (N 51)
C’est toujours la même idée, compliquée mais simple aussi. Une fois qu’on a entrevu de quoi Marie de la Trinité parle, on voit bien qu’elle développe toujours la même vue. Ici, c’est tout simple. C’est le fait que le Père soit tout Père, c’est-à-dire tout don du Père à son Fils, qui provoque précisément l’extase d’amour. « C’est que le Verbe saisit adéquatement la Paternité (du Père) dans toute la réalité, l’ampleur, et la profondeur infinie de son mystère ». Le « Abba ! » qu’il a dit dans sa parole humaine et qui est tellement mystérieux que saint Paul ne le traduit pas. Il le traduit seulement après = « Abba • Père (Gal. 4, 6) pour que les gens comprennent. C’est la parole même de Jésus qui est importante. Voilà la première chose que nous dit Marie de la Trinité
Le repos in sinu Patris
Au numéro suivant, 52, Marie de la Trinité poursuit « Cette attitude filiale comporte non seulement la contemplation du Père au titre même de sa Paternité et en raison de la Filiation reçue, certaine, assurée – mais aussi le Repos dans cette Paternité Paternelle, ineffable = in sinu Patris ».
La contemplation du Père est tellement absorbante qu’il n’y a plus rien à chercher ailleurs. Le sein du Père, c’est la réalité même dans laquelle le Fils est et qui le constitue. C’est le repos, comme elle dit = « Le Repos n’est pas dans la Majesté du Père, ni dans sa Sainteté, mais in sinu Patris » c’est-à-dire dans la Réalité personnelle du Père et non dans ses attributs, dans des choses qui lui appartiendraient et que j’ai qualifiées de nom commun – Le repos donc est in sinu Patris, c’est-à-dire dans sa Réalité personnelle, ce que j’ai appelé le nom propre. « Et là est le terme des invitations et des condescendances du Père, de l’insondable attitude de ses desseins, des libertés qu’il daigne nous donner sur Lui-même, et dont il lui plaît que nous fassions usage envers Lui-même, de notre plein gré, pour son bon plaisir et pour sa gloire ».
Regard sur Dieu donc et Repos parce que précisément ce regard est absorbant. C’est dans le sein du Père que le Verbe contemple son Père. Il n’y a aucune autre réalité pour Lui. C’est un repos très dynamique aussi puisqu’il suscite une Personne égale au Père et au Verbe qui est l’Esprit, l’Etreinte. Il y a dans ce regard au Père, la réalité même qui nous constitue comme chrétiens. C’est la première chose à voir. C’est une chose toute simple.
Je me rappelle que lorsqu’en 1980, j’étais allé visiter l’abbaye d’Hauterive, les gens de Notre-Dame de Vie qui m’y avaient conduit, ont demandé à rencontrer le frère Emmanuel qui a beaucoup de succès auprès des jeunes. Nous lui avons demandé : « Comment faites-vous prier les jeunes ? » C’est tout simple. Il leur donne des textes de saint Paul. Et il leur dit : « Allez faire dans le jardin autant de tours que vous voulez, en répétant »Abba ! Père !« ». Voilà comment il les introduit à la prière.
C’est la même chose. Ce qui est propre à Marie de la Trinité, c’est que le don commun fait à tous, elle en a perçu la force, l’ampleur, la richesse. Et le sacerdoce des fidèles, dont elle nous parle ensuite, est tout entier corrélatif à la filiation. C’est parce que le Verbe incarné est Fils qu’il est prêtre. Le sacerdoce de Jésus,si je puis dire de façon un peu rapide, est la transcirption humaine de sa Filiation.
Dès lors, Marie de la Trinité montre le sacerdoce des chrétiens comme une réalité fondamentale dans la mesure où le sacerdoce est relié à la filiation. C’est parce que nous sommes, de la manière qu’on vient de dire, fils de Dieu, que dans notre vie à l’intérieur du monde, nous sommes capables d’avoir les mêmes sentiments qui sont dans le Christ, c’est-à-dire de nous offrir comme le Christ s’est offert. Voyez saint Paul aux Philippiens et aux Romains : « Offrez vos corps en holocauste vivant, saint et agréable à Dieu » ( R 12). C’est cette attitude filiale qui constitue le sacerdoce même.
La chose essentielle chez Marie de la Trinité c’est d’avoir bien vu et d’avoir bien dit que nous sommes prêtres parce que nous sommes fils. – que c’est en quelque sorte la modalité humaine prise par le Fils pour manifester à tout le monde sa filiation et la Paternité de Dieu.
Voilà quelques mots qui vous aideront peut-être à entrer un peu plus dans le mystère même que Jésus nous a révélé d’une part, et d’autre part à avoir le désir de lire Marie de la Trinité et de la faire lire.
Georges CHANTRAINE, s.j.