1995 – Convergences entre Marie de la Trinité et Sainte Catherine de Sienne – P. Berceville o.p.

Je ne connais Soeur Marie de la Trinité que par la lecture du livre « Filiation et Sacerdoce des chrétiens ».

Ce que je proposerai, c’est une réaction à la lecture de ce texte de la part d’un lecteur de Catherine de Sienne. Marie de la Trinité ne cite jamais Catherine de Sienne. Elle l’a connue, l’a priée, en dominicaine apostolique qu’elle était, mais on ne sait pas dans quelle mesure elle l’a
lue.

Je voudrais tenter un rapprochement entre l’enseignement de ces deux femmes, mystiques et dominicaines, rapprochement qui devrait aboutir à souligner les différences entre elles-deux, différences qui nous permettront de cerner leur identité à chacune et la complémentarité de leur vocation.

L’une et l’autre nous délivrent un enseignement théologique d’un certain ordre qu’il nous faut d’abord définir : elles nous parlent de Dieu et de ses oeuvres à la lumière de la foi, mais aussi de révélations extraordinaires qu’elles pensent que Dieu leur a accordées pour qu’elles en transmettent les fruits de connaissance à l’Eglise.

Catherine de Sienne est une mystique dominicaine du 14° siècle, italienne et docteur de l’Eglise depuis 25 ans. Elle est un peu, après Marie, la mère de l’Ordre dominicain, patronne de ceux que l’on appelait, au début du siècle : le Tiers-Ordre régulier.

Marie de la Trinité a connu et prié Catherine de Sienne, même si dans les textes, elle ne la cite jamais.

Leur discours, à l’une et à l’autre, est l’expression de ce que, par grâce, elles voient et ont vu. Elles n’entrent que secondairement en débat avec d’autres auteurs. Elles ne se soucient pas d’équiper leur réflexion de références aux autorités théologiques. Elles ne scrutent pas la Tradition, mais gardent leur intelligence fixée sur l’objet qui s’est présenté surnaturellement à elles et elles s’efforcent d’a¬juster au mieux leurs paroles aux mystères qui se sont ouverts à leur regard inté¬rieur. Elles découvrent, l’une et l’autre, une profondeur de sens que nous ne soup¬çonnions pas, à certains versets bibliques. Elles retrouvent, dans les textes inspirés, l’attestation d’une expérience semblable à la leur. Leur théologie à l’une et à l’autre, leur enseignement théologique, n’est donc pas du même ordre que celui que l’on pratique dans les facultés de théologie. Elle est sous l’emprise directe de leur expérience mystique. Elle n’est pas élaboration rationnelle à partir du don¬né commun de la foi, établi rigoureusement par une enquête historique, développé sous le contrôle constant et serré de la raison, et en dialogue avec d’autres théo¬logiens, éventuellement des chrétiens d’autres confessions, des non-chrétiens ou des non-croyants. Elles tiennent, l’une et l’autre, un discours que nous pouvons qualifier de théologique, qui traite de Dieu et des choses de Dieu avec une ampleur et une cohérence incontestables. Mais ce discours théologique n’est pas du même or¬dre que celui que je viens de caractériser comme étant dispensé dans nos facultés = théologie universitaire.

Saint Thomas d’Aquin, dominicain du 13e siècle, docteur de l’Eglise, distingue, d’une part la sagesse de ce qu’il appelle la doctrine sacrée, qui argumente logiquement à partir du témoignage infaillible de la Vérité Première consignée dans l’Ecriture Sainte, interprétée authentiquement par l’Eglise et, d’autre part, la sagesse comme don de l’Esprit, fruit dans l’intelligence, de l’amour de charité, connaissance, pour reprendre les termes mêmes de Thomas d’Aquin, par connaturalité, par sympathie, des réalités divines.

Par exemple : II y a deux manières de connaître la chasteté : celle des moralistes qui ont fait des études et qui donc vont pouvoir parler de manière juste de la chasteté, et puis il y a des gens chastes qui disposent de cette vertu de la chasteté et qui vont en parler, non pas en fonction de la science qu’ils ont acquise, mais de ce qu’il sont eux-mêmes, qui sont en affinité avec l’objet dont ils parlent. Distinction entre deux formes de sagesse.

Le don de sagesse peut conduire tout baptisé à une intimité savoureuse avec Dieu, qui dépasse le niveau de l’intelligence, des concepts, des affirmations et des négations de la raison. Dieu est alors appréhendé comme ineffable, il est connu comme inconnu. Cet aboutissement ici-bas de la vie d’union à Dieu peut être qualifié d’extatique au sens où le croyant est projeté hors de lui-même, en Dieu qu’il aime.

Comment situer le savoir qui s’exprime dans les textes de Catherine de Sienne ou de Marie de la Trinité, par rapport aux deux formes de sagesse ainsi caractérisées : la sagesse doctrinale, discursive, de la foi d’une part, la sagesse mystique, indicible de 1’amour d’autre part ?
L’expérience extatique au sens large, de l’une et de l’autre », ne peut être réduite à l’épanouissement normal – « normal » ne veut pas dire malheureusement « fréquent » – de la vie théologale, cette sagesse qui est don de l’Esprit, aboutissement normal de la vie que nous avons reçue au baptême.

Il ne semble pas que l’expérience extatique de Catherine de Sienne ou de Marie de la Trinité puisse être réduite à la sagesse dont je parle ici. Il est des formes d’extase que l’on rencontre ordinairement fréquemment dans la vie des Saints. J’ai eu l’occasion lors de la béatification récente du Père Cormier o.p. de m’intéresser à ce nouveau Bienheureux dominicain. On raconte dans sa vie (c’est un sacristain de Marseille) qu’il était absorbé complètement devant le Saint Sacrement. On aurait pu tirer un coup de canon à côté de lui, on ne l’aurait pas détourné de cette contemplation. D’autre part, quand on demandait au Père Cormier : « Vous devez avoir de grandes lumières dans votre oraison ? », il répondait : « non c’est le noir, l’aridité le noir ». C’est quelque chose que l’on retrouve souvent dans la vie des saints et qui est bien l’aboutissement de leur vie théologale : une absorption, une sorte de ravissement dans la contemplation.

Je crois qu’il y a autre chose chez Marie de la Trinité et chez Catherine de Sienne Elles ont été toutes deux gratifiées d’une forme de ravissement – ce que l’on appelle en latin « raptus » – distinct de celui dont je parlais à propos du Père Cormier. Elles ont été admises à « voir » jusqu’à l’essence même de la Déité, à partager momentanément le sort éternel des bienheureux. Un Thomas d’Aquin attribuait semblable expérience à Moïse et à Saint Paul. Il expliquait : « Alors que les bienheureux sont transformés dans leur être même de façon permanente, ces âmes privilégiées que fu¬rent celles de Moïse et de Saint Paul ont été illuminées un temps, pour être vin rendues à leur condition terrestre, à l’usage de leurs sens et à l’intelligence qui en procède par abstraction ».

Catherine de Sienne dit avoir connu elle-même, selon ce que rapportent ses biographes, ce type d’extase attribué à Moïse et à Paul, par Thomas d’Aquin – ce type d’extase qui, encore une fois, n’est pas le fait de la grâce sanctifiante, quelque chose à quoi nous pourrions légitimement aspirer, mais une espèce de gratia gratis data, donnée, non pas en vue de la sanctification de celui qui la reçoit, mais en vue de l’édification de l’Eglise.

Rapportons-nous au texte de la vie de Catherine de Sienne. Je cite Raymond de Capoue, le confesseur et biographe de Catherine, qui a écrit à la fin du 14e siècle, ce que l’on appelle « la Legenda Major », une biographie de Catherine relatant son expérience mystique :

« Catherine eut une extase le jour de la conversion de cet Apôtre, son esprit était, tellement absorbé dans la contemplation des choses célestes, que pendant trois jours et trois nuits, son corps resta complètement insensible ; plusieurs personnes présentes crurent qu’elle était morte, ou sur le point de mourir. D’autres, plus instruites, pensèrent qu’elle était ravie avec l’Apôtre, jusqu’au troisième ciel. Lorsque l’extase fut terminée, son esprit était tellement plein de ce qu’elle avait vu, qu’elle revenait avec peine aux choses de la terre, et qu’elle restait dans une espèce de sommeil ou d’ivresse dont on ne pouvait la tirer.
Catherine ne fit connaître à personne, pas même à son confesseur, comme elle en avait l’habitude, ce qu’elle avait vu dans cet extase, parce que, ainsi qu’elle me l’a dit quelque temps après, elle n’avait pu trouver aucune expression pour rendre ces choses, qu’il n’est pas permis à l’homme de raconter, selon la témoignage du même Apôtre ; mais l’ardeur de son cœur, la continuité de son oraison, l’efficacité de ses enseignements, prouvaient assez qu’elle avait vu ces secrets de Dieu qu’on ne peut comprendre, qu’en les voyant. »

(Legenda major, 2e partie, chap. 6, selon la traduction de E. Cartier, Paris, Sagnier et Bray, 1853)

La vision de l’essence même de la Déité fut à nouveau accordée à Catherine, au cours de ce que l’on appelle « sa mort mystique », survenue autours de l’été 1370, dans la chapelle Délie Volto, dans l’église des Dominicains à Sienne. Mort mystique, c’est-à-dire sa mort bien réelle : séparation de l’âme et du corps, mais provoquée surnaturellement chez elle, par la véhémence de ses sentiments à l’égard de Dieu. Et non seulement, comme dans le cas précédent, par suspension momentanée de l’activité des sens.

Je lis encore Raymond de Capoue :

« Catherine, éprouva d’une manière sensible, combien le Sauveur l’avait aimée et avait aimé les hommes, en supportant une si douloureuse Passion, et cette connaissance fit naître en elle une charité si violente, qu’il fut impossible à son cœur d’y résister : il se brisa comme un vase plein d’une liqueur qui fermente ; la liqueur, par sa puissance, finit par tout rompre et par s’échapper, dès que sa force surpasse celle du vase qui la contenait.
Celui qui lira ces pages doutera peut-être, mais qu’il sache que cette mort eut lieu, en présence de plusieurs témoins qui me l’ont affirmé. Je doutais aussi ; je suis allé trouver Catherine pour l’examiner sur ce qu’elle avait éprouvé, et je l’ai suppliée de me faire connaître complètement la vérité. Elle éclata alors en sanglots, et après m’avoir fait attendre quelque temps sa réponse, elle finit par me dire : « Mon Père, ne plaindrez-vous pas une âme qui a été délivrée d’une obscure prison et qui est de nouveau plongée dans les ténèbres, après avoir joui d’une admirable lumière ? Ce malheur m’est arrivé. »
Ces paroles augmentèrent le désir que j’avais d’apprendre d’elle, les détails d’un fait si surprenant, et j’ajoutai : « Ma mère, votre âme a donc été véritablement séparée de votre corps ? » « Oui, me dit-elle ; l’ardeur du divin amour était si grande, le désir que j’avais de m’unir à mon bien-Aimé était si violent, que nul cœur, eût-il été de pierre ou de fer, n’aurait pu résister
Oui, soyez en certain, le cœur qui est dans ce faillie corps a été brisé par la charité : il s’est partagé en deux, et il me semble ressentir encore en moi la place de sa séparation. Par conséquent, mon âme a bien quitté mon corps, et j’ai vu les secrets de Dieu qu’il est impossible de dire sur terre, parce que la mémoire est trop faible et le langage trop pauvre pour rendre de si grandes choses. Ce serait toujours donner de la boue pour de l’or.
Comme je désirais de plus en plus savoir parfaitement tout ce qui s’était passé, je dis encore : Ma mère, puisque vous voulez bien me confier vos autres secrets, je vous conjure de ne pas me cacher celui-ci, et de me raconter complètement cet événement extraordinaire. « je venais d’avoir, me dit-elle, beaucoup « de visions spirituelles et corporelles ; j’avais reçu de Notre-Seigneur d’ineffables consolations, et la violence du pur amour, m’avait tellement affaiblie, que j’étais obligée de garder le lit. J’y priais sans cesse et je demandais à Dieu de me délivrer de ce corps de mort, pour pouvoir m’unir plus intimement à lui. Je n’obtins pas celle grâce, mais il me fut au moins accordé de m’unir, autant que je le pouvais, aux douleurs de sa Passion. »

L’amour qu’elle en tire est si grand qu’elle tombe en langueur et que son âme n’a plus d’autre désir que de quitter son corps.
« Sachez, mon père », que mon âme s’est trouvée dans un monde qui nous est inconnu, ce qu’elle a vu et compris la gloire des justes et le châtiment des pécheurs. »

D’autre part, Catherine dicte son dialogue et ses lettres, elles prononce ses oraisons (Son dialogue est l’œuvre capitale où elle résume la doctrine de perfection qui est la sienne, pour reprendre les termes consacrés). Elle a dicté de nombreuses lettres et elle a prononcé ses oraisons qui nous ont été conservées, en état d’extase, nous disent ses contemporains. Il s’agit alors d’un saisissement d’un autre ordre que celui dont je viens de parler. Il est la conséquence, chez elle, de l’amour de charité. Catherine alors parle pendant l’extase. Elle transmet un enseignement qui peut s’exprimer de façon discursive dans les dialogues, dans les lettres ou comme dans les oraisons qui sont notées à son insu. Elle prie à haute voix et certains de ses disciples prennent en notes, à la dérobée, à son insu, ce qu’ils entendent. Dans ses oraisons elle médite tels mystères célébrés par la liturgie, tels textes scripturaires qu’on y a lus et alors elle est toute docile aux motions de l’Esprit. Elle met simultanément en œuvre toutes ses connaissances théologiques, où se conjuguent science acquise et science infuse. Elle argumente, cherche des analogies. Elle se trompe parfois, comme lorsqu’elle reprend à son propre compte, la réfutation thomiste du dogme de l’Immaculée Conception. C’est dire que sa psychologie et sa culture entrent pour une bonne part dans la production de son discours.

Catherine est alors théologienne, mais pas comme les maîtres de l’Université. Elle n’est plus totalement absorbée par la contemplation « se concentrant ineffablement en la passion des choses divines », pour citer Charles Journet, reprenant lui-même le Pseudo-Denys. La sagesse mystique, c’est-à-dire parvenue à une connaissance par-delà le sensible et l’intelligible – « déborde royalement en connaissance communicable ». Elle peut revêtir alors une forme lyrique, suggérant au-delà des mots, en recourant aux métaphores, aux effets rythmiques, phonétiques des poètes. Bien que chez Catherine, on ne trouve aucun souci d’élégance – il s’agit d’emporter le prochain dans un même élan vers Dieu, pour le salut des âmes. C’est dire que Catherine, tout à la fois contemple, enseigne, mais sans entrer dans des démonstrations et des disputes d’école, et exhorte. En un mot, elle prêche « contemplant et transmettant aux autres ce qu’elle a contemplé », selon la formule bien connue de la Somme de théologie.

Ces rappels concernant Catherine de Sienne, nous aident-ils à préciser le mode de contemplation et d’enseignement qui est celui de Marie de la Trinité ? En fait, les textes rassemblés dans « Filiation et Sacerdoce des chrétiens », Paris – Lethielleux 1986, fournissent à eux seuls une réflexion très rigoureuse, très fine, mettant en oeuvre des concepts théologiques bien élucidés par l’auteur, sur la nature même de la doctrine proposée dans les carnets.

Sans doute, Marie de la Trinité était-elle profondément livrée à Dieu, dotée de cette disposition stable à se laisser conduire par l’Esprit sur les voies de la sagesse mystique, avec ce qu’elle implique comme puissance de pénétration et de jugement. Elle disposait d’autre part, quand elle écrit ses carnets, d’un bagage théologique non négligeable = la lecture des grands traités de Saint Thomas, recommandée par le Père Chauvin dès 1934. Elle les a assimilés avec une maîtrise qui confond. Cela lui permet un exposé cohérent et organique. Surtout, elle fréquente assidûment les Ecritures. Incontestablement, son discours s’élève à une technicité plus grande que celui d’une Catherine de Sienne, bien qu’elle écrive : « J’ignore l’a.b.c. de la philosophie et de la théologie !… ». Ce n’est pas tout à fait vrai quand elle rédige ses carnets. Nous serions heureux si tous les licenciés en théologie avaient, ne serait-ce que la moitié des connaissances mises en œuvre par Marie de la Trinité.

Quelles que soient cependant l’importance chez elle de la science acquise et d’autre part la sainteté, elle se montre cependant dépassée par le message qui lui est confié. « La connaissance, pas plus que l’expérience, ne viennent de moi », écrit-elle. Certes, il est requis de sa part un effort éprouvant de fidélité aux lumières reçues, d’intelligence, de rigueur logique dans leur évocation, d’oubli de soi : « je voudrais que ce soit aussi dépouillé de moi-même que possible », dit-elle dans la relation de la grâce initiale, d’objectivité dans la pensée. C’est une des raisons qui font la difficulté de ses textes.

Là encore, il me paraît pouvoir dire qu’elle va plus loin que Catherine de Sienne. Elle s’abstrait complètement des conditions historiques, des multiples soucis de ses charges. Et cependant nous savons que celles-ci sont rudes et lourdes : la guerre de 1940, le service au sommet d’une toute jeune Congrégation religieuse. Non pas qu’elle s’évade, se désintéresse. Sa biographie le montre trop bien. Mais elle considère comme un devoir, et un devoir sans détente ni agrément- « II n’est pas question de jouir, je n’en ai ni le temps ni la grâce, bien que chaque lumière suffirait à béatifier éternellement qui pourrait s’y reposer » – elle considère donc comme un devoir de se détacher, de concentrer son esprit sur les vérités transcendantes qui s’imposent à elle, de les exprimer en y mêlant le moins possible de sa propre subjectivité.

De son côté Catherine de Sienne, au plus fort de la guerre ou du schisme, affectée par de terribles souffrances, physiques et morales, se plonge dans l’océan de paix de la Déité. Mais elle croit devoir y entrer avec ses multiples préoccupations, toutes ses espérances et toutes ses angoisses. A chaque page de son oeuvre, on per¬çoit l’écho des conflits, des déchirures de son temps, comme la rumeur d’un peuple. Sans cesse elle nous fait entendre son intercession pour tous ceux dont elle estime avoir reçu la charge. Elle est devant Dieu comme porte-parole du « Corps universel de la religion chrétienne », pour reprendre son expression.

C’est dire que le propos de Marie de la Trinité, dans ses textes, est plus précis, plus limité que celui de Catherine. Elle se fixe un objectif plus restreint et donc s’y avance plus profondément. Sa visée est proprement doctrinale. Il ne s’agit pas pour elle immédiatement, lorsqu’elle écrit ses carnets, de dialoguer avec Dieu ou d’entraîner son prochain, mais d’expliciter ce qui lui a été donné d’appréhender. Bien sûr cette explicitation procède d’une rencontre avec Dieu, d’une contemplation ininterrompue et aspire non seulement à être formulée et à être comprise, mais à influencer concrètement la vie intérieure et missionnaire de l’Eglise et des chrétiens. « Ce n’est pas seulement à savoir, c’est à réaliser » (p. 77). Ainsi, certaines pages soutiennent chez elle la comparaison avec les écrits d’une Madeleine Delbrel = « II faut que l’Eglise ne fasse jamais figure de frein, ni de retour en arriè¬re : elle qui vit dans l’espérance, dans les promesses de la vie, dans ce qui est à venir !(…) L’Eglise ne doit pas seulement présider à l’évolution de la créature raisonnable, personnelle et sociale – comme le Père préside à sa constitution et à sa vie – mais s’y mêler au plein centre… ce n’est pas au monde à faire des avan¬ces à l’Eglise, il en est incapable par défaut de sc£e,rice et d’Esprit Saint, mais c’est à l’Eglise à chercher à s’incarner en toute créature, comme l’a fait le Verbe Incarné par la volonté du Père » (p. 111 à 113).

Mais, tout en découlant de la contemplation et en visant les applications concrètes dans la vie de l’Eglise, les textes de Marie de la Trinité sont en eux-mêmes un effort d’élaboration doctrinale. Elaboration doctrinale qui donnerait sans doute, qui donnera, je l’espère, matière à des thèses de théologie nombreuses, abondantes et passionnantes. Mais qui cependant, en elle-même, n’est pas un travail d’universitaire. Il ne s’agit pas de développer, de défendre des intuitions, des propositions, en cherchant tous les appuis de l’histoire, de la philosophie, de la tradition dogmatique.
« Je n’ai jamais rien cherché de moi-même. Je ne me suis jamais dit, ce serait intéressant d’étudier cela, je n’y avais même jamais pensé – et je n’ai lu sur le sacerdoce que ce qu’en dit Pierre dans la 1re Epître et Jean dans l’Apocalypse. C’est tout », écrit-elle en 1979-

Elaboration doctrinale, non pas de type universitaire, donc, avec les références que cela supposerait, selon une cri-tériologie complexe des autorités, mais tout entière dominée par une « expérience » affectant ce que Marie de la Trinité nomme « l’esprit simple » – dont la « connaissance gratifiée pour cela de »lumières moins délectables, mais plus communicables que l’expérience » saisit ce qu’elle peut et ordonne, selon son mode à elle, bien inférieur,les points qu’elle a saisis de l’expérience.

A l’origine donc de toute son élaboration doctrinale, il y a la « grâce initiale » du 11 août 1929. Cette grâce se présente explicitement comme admission momentanée à la vision même de l’essence divine.
« Je fus saisie en Lui » (…) Il se révéla à moi, non comme à distance, mais de substance à substance, plus près que tout ce qui peut se penser par une intelligence humaine – plus que face à face, mais tout mon être était plongé, immergé en Lui, et pour cela Il rendit les opérations de mon âme au¬tres qu’elles ne sont naturellement (…) Je connus qu’il est l’ETRE – pas par l’i¬dée (…) mais par la réalité… Il me plongea en sa béatitude éternelle (…) Le Père me révéla son Fils, le Verbe éternel, mais selon qu’il est Père et son Fils Fils … Et il y avait du Père au Fils et du Fils au Père, une étreinte d’amour. »

Et Marie de la Trinité voit en l’âme Dieu, dans une participation au regard même de Dieu, « l’âme selon sa réalité dans l’amour du Père » écrit-elle. Puis elle voit en Dieu l’union du Fils à notre nature humaine dans l’étreinte d’amour qui est la Personne de l’Esprit, puis elle voit l’assomption de nos péchés dans la Passion du Verbe Incarné et le salut offert aux pécheurs.

La correspondance de ce texte vraiment extraordinaire avec les oraisons de Catherine de Sienne, prononcées dans les dernières années de la vie, est évidente = Les oraisons commencent toutes par une invocation à la Trinité, à la Déité, éternelle, ineffable, océan de Paix. Catherine est alors baignée par la lumière divine et voit tout à cette lumière, selon le verset du Psaume 36, 10, qu’elle répète souvent : « dans ta lumière, j’ai vu la lumière ». « 0 lumière qui donne lumière et dans ta lumière, nous voyons » (oraison XIII). Elle contemple ensuite la dignité de l’homme créé à l’image et ressemblance de Dieu, elle comprend sous le regard du Père, qu’il « fallait que le Christ souffrit », en se référant à Luc 24,26, exactement comme Marie de la Trinité dans la relation de la grâce initiale. « Je vis, dit-elle, qu’il fallait que le Christ souffrît ». Elle le voit dans le regard même du Père, en participant au regard même du Père. (p. 53)

Les oraisons de Catherine, nous l’avons dit, ne sont pas cependant une tentative pour exprimer ce que l’âme a vu dans l’expérience du ravissement jusqu’au 3e ciel comme Paul, ou dans l’expérience de la mort mystique = « il n’est pas permis aux hommes de me connaître » dit Catherine. Mais les oraisons de Catherine ne s’en ressentent pas moins de cette expérience privilégiée, d’avoir été admise à la vision même de l’essence divine. Pour comprendre la distance qui sépare ce que voit, dans la foi, l’âme de Catherine, quand elle prononce les oraisons et ce qui lui a été donné de voir dans une expérience comme celle de la mort mystique et ce qui a été donné de voir à Marie de la Trinité en août 1929, on peut rapprocher deux images, l’une que l’on trouve dans l’oraison VIII de Catherine, dans l’édition de Lucienne Portier, l’autre dans la relation de la grâce initiale chez Marie de la Trinité (p.48) dans « Filiation et Sacerdoce des chrétiens ».

Catherine écrit :
« O douce et suave lumière, ô principe, et fondement de notre salut, parce que avec ta lumière tu as vu notre nécessité, en cette lumière nous voyons ton éternelle bonté, et la connaissant nous l’aimons. 0 union et lien de toi créateur avec la créature, et de la créature avec toi créateur. »

Ce sont là des paroles que Catherine murmure tandis qu’elle est en prière. Ce sont des paroles que ses disciples notent sans qu’eux-mêmes aient souci de les transmettre.
« Avec le cordon de la charité tu l’as liée, et avec ta lumière tu lui as donné la lumière d’où, si elle ouvre l’œil de l’intelligence avec la volonté de te connaître, elle te connaît, parce que ta lumière entre en toute âme qui ouvre la porte de sa volonté parce qu’elle se tient à la porte de l’âme, et à peine lui est-elle ouverte, elle entre à l’intérieur-, tout comme le soleil qui frappe à la fenêtre fermée et dès qu’elle est ouverte entre à l’intérieur de la maison. Ainsi il faut que l’âme ait la volonté de connaître, et avec cette volonté ouvre l’œil de l’intelligence, et alors, toi, vrai soleil, tu entres dans l’âme et l’illumines de toi. »

Donc l’âme est comme une chambre obscure. Le soleil frappe à la porte ou à la fenê¬tre et avec sa volonté il faut ouvrir la fenêtre et alors le soleil envahit la chambre. C’est l’expérience que fait Catherine de Sienne et c’est dans cette expérience qu’elle prononce ses oraisons.

Il faut comparer cette image avec celle qu’exprime Marie de la Trinité dans « Filiation et Sacerdoce des chrétiens », pp.48-49 :
« Dieu me plongea en sa béatitude éternelle, m’y roula, m’y submergea, la répandit en moi ; ce n’est pas exact : II ne la répandit pas car il faudrait capacité, et cela se rapporterait à moi – et tout ce qui se passait se rapportait à Lui. Comment dire ? comme un tout petit diamant dans un soleil infini, plongé dedans, mais ayant une âme vivante, et plongé dans la plénitude de la Vie ».
L’image est ici celle du diamant exposé à la lumière du soleil et qui éclate de tous ses feux sous l’effet du soleil.

Je vais conclure par la différence que je vous annonçais au début.

L’expérience de la mort mystique chez Catherine de Sienne a eu comme conséquence qu’elle quitte la vie contemplative pour la vie apostolique.
Ce n’est pas le cas de Marie de la Trinité. Et peut-être saisissons-nous là une différence profonde et révélatrice de la vocation spécifique de l’une et de l’autre.

Marie de la Trinité se sent toujours davantage appelée à se livrer totalement à la contemplation et elle ne pourra satisfaire à ce désir pleinement que dans ses dernières années. Une affirmation insistante dans les textes de « Filiation et sacerdoce des chrétiens » est significative : « Nous sommes ordonnés au Père seul ». Ce qui amène d’ailleurs Marie de la Trinité, il me semble, à prendre le contre-pied d’une thèse chère aux thomistes : alors que Thomas affirme que si l’homme n’avait pas péché, Dieu ne se serait pas incarné (Somme de Théologie Illa Pars,1-3 ; Marie de la Trinité écrit : « Que l’Incarnation soit rédemptrice, c’est accidentel -qu’elle soit divinisante, c’est sa raison formelle » (op. cit, p.62)

La vocation de Catherine fut de s’engager dans la Réforme de l’Eglise, avec l’exaltation que cela suppose du sacerdoce ministériel. Il y a un long traité du Dialogue sur « le corps mystique de la Sainte Eglise », par réaction aux courants réformateurs « spiritualistes » qui sont tentés de se détacher des sacrements et des institutions visibles de l’Eglise. Pour Catherine, le corps mystique de l’Eglise c’est la Hiérarchie, ce qui a d’ailleurs fait difficulté pour son doctorat. Ainsi s’offre-t-elle pour le Pape, les Prélats, les prêtres.

Pour conclure, il faut rappeler le texte du P. M.J. Nicolas o.p. dans sa postface au livre de Marie de la Trinité (cf. pp. 182-183) :
« Mais quelle est donc cette intuition dont elle pense qu’elle lui a été donnée pour l’Eglise, pour un renouvellement à ses yeux fondamental de sa doctrine ? Sans aucun doute, c’est l’idée de sacerdoce des fidèles. Elle l’appelle le « sacerdoce personnel », préférant ce terme à celui de sacerdoce réel d’abord employé. Il vaut d’abord, et alors en plénitude pour le sacerdoce du Christ, et, par une intime et vivante participation, pour les fidèles. Il s’oppose à ce qui n’est « que » sacerdoce sacramentel, ministériel, car celui-ci n’est pas d’abord donné à la personne pour elle-même, pour sa propre perfection, mais pour l’Eglise, pour les autres, pour le sacerdoce réel.
Au moment où elle écrivait, c’est-à-dire vingt ans avant Vatican II, cette doctrine était déjà classique en théologie, mais encore rarement développée pour elle-même, plus rarement encore inculquée aux fidèles. Or elle voit (cf. les textes 137 et 139, si brillamment enlevés) dans la participation à la Filiation mais en même temps et inséparablement au sacerdoce du Christ la « première chose que les baptisés doivent savoir sur eux-mêmes », l’« aboutissement en eux de tous les mystères de Dieu et de tous ses dons » et le chemin de leur aboutissement direct et personnel à Dieu même.
Et d’ailleurs, après Vatican II, a-t-on vraiment développé l’idée même du sacerdoce comme constitutif de l’être chrétien ? L’attention de la théologie a plutôt été attirée par la possibilité d’appeler des laïcs à des ministères institués, ce qui met surtout en lumière leur participation, forcément limitée, au sacerdoce ministériel. Or ce qui aurait enthousiasmé Soeur Marie de la Trinité dans les assertions de Vatican II, c’eût été (et cela a dû être) l’idée même du caractère proprement sacerdotal de la vie chrétienne comme référence totale à Dieu, comme offrande, sacrifice, immolation, comme continuation du sacerdoce du Christ en ses membres, comme s’actualisant, certes, d’une manière unique et inouïe dans l’Eucharistie, mais aussi dans tous les sentiments et actes de la vie. »

Paris, le 19 Novembre 1995