1995 – Lumière et paix en Dieu – P. Beyer

 Ce que fut la dernière étape de Sr. Marie de la Trinité

Cet exposé vous fera part de mes contacts avec Sr. Marie de la Trinité et il vous expliquera ce que furent les dernières années de sa vie en silence de solitude. Ce fut une vie érémitique, bien équilibrée, centrée sur l’essentiel du mystère divin, son amour trinitaire.

 Théologie et droit canonique

Un premier contact avec Sr. Marie de la Trinité eut lieu lorsqu’elle me demanda de lui donner, comme canoniste, un avis sur le projet de Constitutions auquel elle était associée pour une fondation récente : les Dominicaines missionnaires des campagnes. Ce fut en 1955. Une lettre qu’elle m’envoya en novembre 1955 a été conservée.

Sr. Marie de la Trinité avait dû me connaître grâce à mon livre « Les Instituts séculiers », paru à Paris en 1954. Elle y trouva une confirmation de ce qu’elle cherchait : un texte de constitutions qui ne soit pas simplement juridique ; un texte qui situait son charisme nouveau dans la vie de l’Eglise et qui ne pouvait être vécu sans en donner les fondements théologiques et spirituels.

Le livre avait quatre parties : une première donnait un aperçu de l’histoire et de l’évolution des Instituts séculiers ; une deuxième les fondements théologiques de cette vie consacrée ; une troisième commentait les documents récents concernant les Instituts séculiers ; une quatrième réunissait documents ecclésiastiques et informations sur les Instituts séculiers déjà approuvés ou en voie de fondation.

N’auront pas passé inaperçus le premier chapitre de la deuxième partie : « Perfection et vie trinitaire » , et celui, non moins important, sur _ « Sacerdoce et vie consacrée » . De plus, pour chaque conseil évangélique, était donné son fondement scripturaire et théologique afin de permettre une meilleure intelligence de ce que doit être une vie consacrée dans le monde, vécue en silence et solitude, témoignant de manière discrète de l’amour de Dieu en vivant en plein monde et en employant les moyens du monde, traits distinctifs de la vie des Instituts séculiers, mis en relief par Pie XII dans son Motu Proprio « Primo féliciter » du 12 Février 1948. Ce document rectifiait, (vu les réactions des instituts séculiers, dont celle du Père Gemelli), l’exposé peu positif de leur vocation donné dans la Constitution Apostoli¬que « Provida mater Ecclésia » du 2 février 1947, par laquelle Pie XII reconnaissait l’existence et la mission de ces instituts qui ne voulaient pas être reconnus comme instituts religieux.

 Du canonique au spirituel

Sr. Marie de la Trinité, après les premiers contacts, voulut suivre la retraite-session donnée aux Instituts séculiers au Cénacle de Paray-le-Monial en 1959. Ce fut, comme on l’a dit, le passage du « canonique au spirituel ». A ce moment je ne connaissais pas les grâces mystiques dont elle avait été favorisée. Elle n’en parlait jamais directement. Toutefois, à réfléchir à leur contenu, en plus de la discrétion qu’elle a toujours gardée à leur sujet, il y eut pendant cette retraite, comme une confirmation de ce qu’elle avait expérimenté et de ce qu’elle continuait à vivre. Ce qui sera encore plus prononcé lorsqu’elle fera en 1973 les trente jours, à « La Solitude », le Cénacle de Versailles.

Les années suivantes elle reviendra au Cénacle pendant les trente jours annuels et en suivra quelques exposés doctrinaux qui lui apportaient lumière, paix et joie.
La grande grâce de ces rencontres apparaît clairement aujourd’hui : Sr. Marie de la Trinité y trouvait non seulement paix et joie, mais elle y acquérait une vision indépendante des grâces qu’elle avait vécues : celle de la filiation et du sacerdoce personnel, baptismal, dans une expérience d’attrait et de don à Dieu par les conseils évangéliques, conseils qui sont l’expression de la filiation divine vécue en offrande et sacrifice, telle qu’elle se révélait dans la vie du Christ, Verbe incarné.

 Saint Ignace de Loyola chartreux

La rencontre avec Saint Ignace lui apporta une lumière toute spéciale sur sa vocation personnelle. Se sentant appelée à une vie silencieuse et solitaire, elle trouva en Saint Ignace un premier attrait semblable au sien. Ignace, après sa conversion, veut se faire chartreux ; il se procure les statuts de l’ordre ; il visite plusieurs chartreuses ; il y détermine un choix de vie qu’il vivra en profondeur, tout en fondant la Compagnie de Jésus et en rédigeant ses Constitutions.
Sur ce point Sr. Marie de la Trinité est confirmée par un article paru en 1956 dans la « Nouvelle revue Théologique » : Saint Ignace chartreux, qui exposait la profondeur de la vie d’Ignace et l’importance que prenait cet idéal dans les choix du fondateur de la Compagnie de Jésus.
La « Chartreuse » d’Ignace fut la plénitude de l’amour trinitaire où, dès sa conversion, Dieu l’a plongé en solitude divine. Le Seigneur la éclairé alors en lui faisant lire « La vie du Christ, de Ludolphe de Saxe, chartreux et la »Flos Sanctorum » La Vie des Saints, les seuls livres qu’on put lui trouver au château de Loyola, pour répondre à son désir de lectures qu’il voulait peut-être avant tout distrayantes.

Sr.Marie de la Trinité trouva là également une confirmation et un soutien. Elle était appelée à vivre en silence de solitude. Cette vie contemplative a été l’idéal de toute sa vie, idéal qu’elle réalisera les dernières années de sa vie dans la « Cambuse » à Flavigny, maison solitaire à proximité du couvent des Dominicains, fondé par Lacordaire et qui fut longtemps la maison-mère des Soeurs dominicaines des campagnes.

 L’expérience des Exercices

En 1959, à Paray-le-Monial, Sr. Marie de la Trinité fit une première expérience des Exercices spirituels, au cours d’une retraite de huit jours, dont la ligne générale était fidèle à celle des trente jours. Importante était l’introduction aux Exercices, que Saint Ignace lui-même eut de la difficulté à proposer, ne pouvant se faire bien comprendre de ceux qui n’avaient pas connu son expérience trinitaire.

Les Exercices de Paray-le-Monial furent pour Sr. Marie de la Trinité une Introduction à ceux qu’elle ferait en 1973 à Versailles et qui seraient pour elle une lumière. Car les quatre premiers jours tâchaient de faire vivre l’expérience ignatienne selon les thèmes essentiels : Dieu est amour, Dieu notre Père, le Christ Verbe Incarné, Marie et l’Eglise, l’Esprit-Saint, ses dons, fruits et charismes.

Ce qu’on appelle aujourd’hui « Principe et fondement » était à l’origine une simple annotation mise par Ignace au début des Exercices pour faire entrer le retraitant dans cette expérience trinitaire. D’un conseil donné au retraitant, elle est devenue une introduction à méditer. Celle-ci a souvent été présentée comme une réflexion philosophique : Dieu a créé l’homme, il le sauve, il lui fait chercher son bonheur éternel en n’employant les créatures -« tantum quantum » – que pour autant qu’elles lui sont utiles et nécessaires pour arriver à ce but. Ce but est finalement décrit avec force et clarté : Dieu est recherché pour lui seul – « unice » – en s’unissant toujours plus -« magis » – à Lui.

Or ces trois aspects d’un choix de vie : « tantum quantum, unice, inagis » ne se laissent pas facilement reprendre dans un raisonnement plutôt philosophique, souvent trop moralisant. En effet, Saint Ignace ne peut être complètement compris que dans la vision trinitaire qui a marqué sa conversion, sa prière à Manrèse, sa contemplation au bord du Cordoner.
Or en ces temps-là, Ignace toujours en recherche, est passé chez les ermites qui entouraient l’Abbaye de Montserrat, puis, épuisé par ses jeûnes et ses veilles, il a trouvé refuge, assistance et soins chez les Dominicains qui le reçurent en leur couvent, et il s’est réjoui de pouvoir assister au chant de l’office divin.

 Principe et fondement

La vie trinitaire est le fondement de toute vie qui se veut totalement donnée à Dieu ; fondement qui est un appel à se donner au Père de Jésus-Christ pour être tout à Dieu – unice -et toujours plus profondément à lui – magis -. Ce désir relativise tout. On fera des créatures l’emploi judicieux, sobre et nécessaire selon les vues de Dieu.
Ce tantum quantum indique, dès le début des Exercices, la nécessité du discernement spirituel dont Saint Ignace donne, selon la tradition de l’Eglise, les principes en deux séries de normes qu’il appelle « Règles pour le discernement des esprits », discernement qui conduit à l’union divine grâce à la perception des motions et des lumières de l’Esprit qui par une action transformante fait voir la volonté divine grâce à la paix qui permet de reconnaître et vivre le don de Dieu.

Cette expérience du discernement fut déterminante pour Sr. Marie de la Trinité. Elle est ainsi parvenue à plus de clarté au sujet de ce qu’elle vivait, de ce qu’elle faisait, écrivait et cherchait. Recherche qui va rejoindre le fond de sa vocation divine, ce silence de solitude qu’elle put enfin vivre à Flavigny où elle passa les dernières années de sa vie (I97I-I980)

Le contact de Sr. Marie de la Trinité avec les Exercices lui a donc apporté, sur plusieurs points, une confirmation et une lumière qui ont été pour elle source de paix profonde.
Elle doit avoir compris la patience de Dieu qui l’appelait à une vie solitaire, effacée, vie de silence et de solitude. En discernant les appels et les voies de Dieu, elle a pu accepter les souffrances qui lui avaient été imposées par des religieux qui n’avaient pas compris son appel profond. Vu l’abus qu’ils ont fait d’un vœu d’obéissance stricte à ces directeurs successifs, Sr. Marie de la Trinité se voit obligée de rejoindre une fondation dominicaine où elle exerça, à côté de la fondatrice, des tâches importantes, celles d’assistante générale et de maîtresse des novices
.
Restait vif ce contraste entre désir et devoir, charges et contemplation, contraste qui provoqua cette dépression qu’elle parviendra à surmonter en percevant quelles en étaient les causes et les effets. Cette victoire sur la maladie fut pour les personnes qui la connaissaient, médecins et consœurs, le signe évident de la force de son tempérament, la preuve de sa clairvoyance dans les situations pénibles et de l’élan profond, qui trouva son accomplissement en 1971 dans la vie solitaire à laquelle le Seigneur l’appelait. Ce fut le couronnement de sa vocation.

 L’expérience trinitaire de Saint Ignace

Si les Exercices spirituels de Saint Ignace ont été pour Sr. Marie de la Trinité une école de discernement, on ne peut oublier que ce discernement se situe dans une contemplation de la vie trinitaire.

Il nous faut insister sur cet aspect contemplatif de l’expérience ignatienne, si on veut comprendre pleinement la lumière que fut pour elle ce contact avec Ignace, le contemplatif de l’amour divin.
Pour Saint Ignace, le Christ est la voie qui mène au Père. S’unir au Christ, suscite un don total au Père. Ce don est une réponse filiale, l’expression de la filiation divine. Ce don filial exige discernement et purification. Il se vit en union avec tous les chrétiens en Jésus-Christ, prêtre éternel, qui s’offre au Père pour le salut du monde. Cette union chez Saint Ignace fait de toute activité une contemplation. Pour lui l’apôtre reste « contemplatif dans l’action apostolique ».

Mais il y a plus. Dans la filiation, comme remise et réponse à Dieu le Père, il y a une prise de conscience de l’unité du genre humain sauvé par le Christ, unité qui se vit pleinement comme amour filial et sacerdoce personnel.
Il faut noter ici un point essentiel aux Exercices : toute méditation amène, ou confirme un choix, un don personnel, une offrande et un sacrifice. Ceci donne à Saint Ignace, à son genre de vie et à celui de toute la Compagnie de Jésus, un aspect fondamental, cet aspect sacerdotal qui unit au sacerdoce du Christ le sacerdoce personnel, même si certains membres de la Compagnie n’exercent pas le ministère sacerdotal, le sacerdoce ministériel.

Voilà pourquoi il nous semble important d’exposer ici comment les méditations proposées au début des Exercices, selon les expériences mêmes de Saint Ignace, furent pour Sr. Marie de la Trinité éclairantes et réconfortantes. Dieu est Dieu. Dieu est amour. Donc Dieu est don. Ce don est la paternité du Père ; le Fils est don du Père. Le Fils, pour être amour, se donne au Père. Ce don est filiation : filiation qui est don reçu et don remis. Reçu et remis, ce don mutuel du Père au Fils et du Fils au Père est leur Esprit. Cet Esprit aime cet amour et est aimé par Ceux dont il est l’Amour.

Sr. Marie de la Trinité trouva dans cette vision d’amour l’âme de ce qu’elle vivait. Cet amour était au cœur des expériences qu’elle avait faites, la clarté de la lumière qu’elle avait reçue était comme confirmée.
Dans cette filiation du Verbe, elle contemplait tout ce qui a été création et rédemption, début et fin, origine et pleine réalisation. On y voit l’univers, vu et voulu par Dieu, créé, sauvé et déjà glorifié. On y contemple Marie, Mère du Christ et Mère des hommes. On s’y situe en Dieu, grâce à la Croix, sacerdoce du Christ et sacerdoce de l’Eglise, sacerdoce ministériel qui permet de vi¬vre le don personnel que chaque chrétien doit faire en pleine fidélité d’amour, amour du Père et amour pour le Père, amour du Père avec son Fils, par Lui et en Lui. Cette vision contemplative assume toute la vie ; elle est vécue en Es¬prit d’Amour, Esprit divin, Esprit-Saint.

Les Méditations initiales qui furent ainsi présentées comme principe et fondement des Exercices en 1959 à Paray-le-Monial, reprises et complétées en 1975 à la « Solitude » de Versailles, ont confirmé ce que Sr. Marie de la Trinité vivait à la lumière des grâces qu’elle avait reçues et qu’elle avait comme mission de vivre, d’exposer et de transmettre. Les « Carnets » sont la preuve de ce qu’elle a vécu en Eglise. Ils deviendront une voie d’union à Dieu en vie contemplative, vécue en tout état ou genre de vie.
Cette vision trinitaire fut l’âme de son existence, elle sera l’objet central de sa vie en silence de solitude pendant les dernières années de sa vie, passées à Flavigny.

 La réalisation mystérieuse d’une vocation divine

On peut se demander aujourd’hui pourquoi Dieu a permis si tardivement la réalisation de cet appel. On peut, croyons-nous, répondre à cette question.
La solitude n’est pas avant tout un espace séparé du monde environnant ; elle est essentiellement une vie d’union à la plénitude de l’amour qui en Dieu est solitude divine. Cette plénitude d’amour, Sr. Marie de la Trinité l’a vécue en ce silence qui n’est solitaire que s’il est une vision réceptive de l’amour trinitaire.
Cet appel reste cependant « missionnaire ». Sr. Marie de la Trinité reste envoyée pour « prêcher », par ses écrits, cette richesse et cette profondeur de la vie divine et pour faire reconnaître dans le Verbe Incarné la filiation à laquelle participe tout baptisé, ainsi que le sacerdoce éternel qui est pour chaque fidèle l’offrande d’amour à la mesure de la grâce reçue et de la mission à accomplir.
Cette expérience lui permet de dire très justement que le sacerdoce « personnel » est un sacerdoce éternel, tandis que le sacerdoce « ministériel », qui n’est pas éternel, reste avant tout un service, tout en étant, s’il est bien compris, un appel « à vivre ce que l’on célèbre ». Tout sacerdoce ministériel vécu à la lumière de la vie trinitaire, doit être une vie évangélique vécue en filiation divine, une vie consacrée par les trois conseils évangéliques, qui expriment cette filiation sacerdotale.

Sr. Marie de la Trinité, grâce à ses exposés, aura une influence prépondérante pour faire du sacerdoce ministériel un appel d’amour adressé à celui qui se voit confier ce service. En même temps, elle soulignera l’importance fondamentale du sacerdoce baptismal, qui est premier et éternel et doit être un don de soi, un sacerdoce personnel à la mesure des dons divins.

 Le rôle des contemplatifs dans l’Eglise

Pour être « contemplatif » il ne faut pas être moine, même si le moine doit être contemplatif pour vivre la vérité et le sens de sa vocation.
Sur cette mission des contemplatifs, un texte de Sr. Marie de la Trinité est très éclairant. Il est daté du 8 mai 1914 :
« Aujourd’hui… il m’a paru ceci pour la première fois : que pour l’utilité et l’expansion de l’Eglise (qui est le Royaume du Père), il m’y veut et il m’y donne une vocation personnelle, non d’action missionnaire mais de pensée missionnaire, intérieure à la pensée de l’Eglise et destinée à la connaissance de tout le genre humain, en vue de ceux que le Père y a prédestinés à sa gloire ».

Quelques jours plus tard, le 11 mai, elle ajoute :
« Et c’est pourquoi aussi il est nécessaire qu’il y ait dans l’Eglise des contemplatifs par vocation spéciale qui, au-dessus de toute école, sont directement instruits par la Sagesse sur ces mystères selon qu’il Lui plaît de les leur rendre intelligibles. Ceux-là ont un mes¬sage pour le renouvellement de la pensée de l’Eglise relativement à l’objet de la foi : objet toujours identique à lui-même puisqu’il est la Déité même et tous ses mystères ad intra et ad extra, mais c’est l’intelligence qu’en a l’Eglise qui est toujours susceptible de progrès, soit en compréhension, soit en extension.
Et si ces vocations n’étaient pas données à l’Eglise aux heures et temps que le Père détermine dans sa Sagesse, elle se figerait sur sa propre pensée, comme si elle pouvait un jour parvenir à tout saisir et à tout exprimer adéquatement, non à la pensée qu’elle en a, mais à la réalité qui est objet de foi ».

Ces textes révèlent la propre vocation de Sr. Marie de la Trinité : « Une pensée missionnaire » qu’elle reçoit et exprime pour le bien de l’Eglise. Elle sera « contemplative par vocation spéciale », au-dessus de toute école. Directement instruite par la Sagesse divine sur ses mystères, elle va les rendre intelligibles selon la lumière qui lui est communiquée : ceci pour le renouvellement de la pensée de l’Eglise concernant l’objet de la foi. Cet objet reste identique à lui-même – les mystères ad intra – la vie intérieure de Dieu, relations et propriétés divines – comme les mystères ad extra – la création et le gouvernement du monde, l’œuvre du salut des hommes.

Sr. Marie de la Trinité, en parlant des contemplatifs, expliquait ainsi sa vocation personnelle, non d’action missionnaire, mais de pensée missionnaire, qui sera communiquée par la publication de ses « carnets » dont on espère connaître un jour tout le contenu.

 Religieuse dominicaine

Les textes cités au sujet de la mission des contemplatifs en Eglise sont éclairant pour qui veut comprendre la vocation de Sr. Marie de la Trinité. Si c’est par obéissance qu’elle entra dans la Congrégation qui fut la sienne et à laquelle elle s’est pleinement dévouée, il faut cependant relever ces décisions qui l’ont forcée à suivre une voie qu’elle ne pouvait accepter comme réponse à l’appel divin qu’elle vivait. Ce fut une souffrance qui devint une tension intérieure, psychologique, qui lui fit faire l’expérience d’une dépression nerveuse dont elle se libéra admirablement.

Membre d’une congrégation missionnaire, elle a beaucoup voyagé, elle a accompagné et aidé la fondatrice en tant qu’assistante générale et elle a été maîtresse des novices jusqu’au moment où elle a obtenu d’être déchargée de toutes ses responsabilités à cause de sa maladie.
Toujours a été présent et actif en elle cet appel divin qui s’affirma dans les grâces d’oraison qu’elle reçoit, grâces qui lui font accepter sa voca¬tion personnelle, contemplative, et qu’elle vit dans un silence intérieur remarquable avant de vivre dans un ermitage discret cette solitude qui fi¬xe sa vie en Dieu.

Cet aspect, non seulement érémitique, mais ecclésial de sa vocation est respecté par la discrétion qu’elle a toujours gardée au sujet des grâces qu’elle a reçues. Certes ces lumières sont restées au centre de sa contem¬plation, mais dans la dernière étape de sa vie, elle les approfondit, grâ¬ce à la paix qu’elle y trouve, comme filiation qui, par discernements suc¬cessifs, s’éclaire et se maintient en sacerdoce personnel dans l’offrande de sa vie au Dieu d’amour.

Sa congrégation comprendra d’ailleurs peu à peu sa vraie mission lorsqu’elle lui donnera la possibilité de vivre en solitude les dernières années de sa vie. Là, dans cette paix établie, Sr. Marie de la Trinité pénètre davan¬tage encore cette vision d’amour divin grâce à un discernement intérieur des motions de l’Esprit, discernement qui éclaire le sens et les circonstances concrètes de sa vie.

L’expérience qu’elle fit ainsi de la vie divine a maintenu Sr. Marie de la Trinité dans une vocation qui dépassait celle de son insertion dans une con¬grégation missionnaire. Elle lui a permis aussi de soutenir la fondatrice des Dominicaines des campagnes par une vie spirituelle où ses vues doctrina¬les se reflétaient dans ses conseils et ses attitudes toujours discrètes et respectueuses des dons de Dieu.

En outre, à y bien réfléchir, Sr. Marie de la Trinité a trouvé dans sa vie dominicaine une information et une aide doctrinales appréciables qui lui ont permis de noter exactement les messages qu’elle recevait et d’en préparer une publication qu’elle a laissée au choix de Dieu.

 Marie de la Trinité

Le nom de religion de Sr. Marie de la Trinité, exprima, je crois, tout le sens de la vocation qu’elle reçut.

Il rejoint une montée qu’elle vivra dans les Exercices Spirituels où chaque méditation importante se termine par une prière à Marie, qui mène à Jésus pour se donner totalement au Père et vivre de leur amour, amour qui fait l’ob¬jet d’une contemplation spéciale à la fin des Exercices.
C’est dans cette prière qu’elle a vécu son appel comme montée intérieure vers Dieu le Père qui l’attirait à lui, la prenait en lui et l’unissait à sa vie divine.

Si la Vierge Marie est don de Dieu, elle l’est pour être Mère du Sauveur. Sr. Marie de la Trinité a compris ainsi ce que Dieu lui donnait pour l’unir au Verbe Incarné, Sauveur du monde. Cette union fut pour elle, comme pour Ma¬rie, non pas une action missionnaire, mais une prière missionnaire.

Elle a accepté de vivre le silence de Marie, tout comme elle admirait l’effacement de Joseph auquel l’ange confia le nom à donner à l’enfant que Marie attendait comme don de l’Esprit.

Si Sr. Marie de la Trinité notait ce qu’elle recevait dans l’oraison, elle ne prévoyait pas à ce moment la publication de ces textes ; elle n’excluait pas qu’un jour ils seraient détruits. Ils restaient toujours pour elle ce que Dieu voulait en faire. Elle les a dactylographiés pour qu’ils ne s’effacent pas.

Elle les rédigea de 1940 à 1945. Elle s’est faite ensuite silencieuse dans l’épreuve qu’elle a subie à partir de 1945 et paisible enfin dans la lumière qu’elle a puisée dès 1959 dans l’expérience des Exercices spirituels, assistée comme il se devait, plus par une présence qui confirme que par une direction qui s’impose.

Elle a connu le poids des conseillers qui lui ont imposé leurs décisions, mais ceux-ci furent cependant mystérieusement la voie qui la conduisit à l’épreuve d’un dépouillement total pour trouver par discernement la richesse pleinement vécue dans le silence de solitude que fut la dernière étape de sa vie.

La vie de Sr. Marie de la Trinité fait voir l’importance du don total à Dieu le Père, en son Fils et par son Fils, grand-prêtre de notre foi, pour vivre de leur amour qui est l’Esprit-Saint, Esprit qui soutient ce don total vécu en la Trinité sainte.

Il y a des « mouvements » chez elle qui sont prière : être appelée, être attirée par le Père, être unie à son Fils, être offrande en son sacerdoce éternel et eucharistique. Ces mouvements expriment cette montée d’amour qui devient pour elle lumière, joie et paix dans l’abandon total à Dieu.

Ce que Sr. Marie de la Trinité a vécu, devient un message : message ecclé-sial d’une vie contemplative, qui est prière missionnaire.

 Une vie en Dieu

A voir l’évolution de la vie contemplative de Sr. Marie de la Trinité, on ne peut qu’admirer la voie spirituelle que Dieu lui a fait suivre. Ce fut une grâce personnelle certes, mais aussi une expérience que tout chrétien peut comprendre pour voir ce que peut être le « don de Dieu » dont le Christ parla à la Samaritaine.

Sr. Marie de la Trinité a vécu le mystère de la Trinité comme mystère d’amour. Le rythme des dons divins : don total, accueil abandonné, amour vécu et aimé. Ce rythme est pour elle cette communion à la vie divine où elle s’insère par appel et grâce et où elle trouve la source de la joie et le don de la paix divine.

Cette vie contemplative lui a permis de comprendre toujours mieux les voies de Dieu. Elle s’est sentie appelée, très jeune, à vivre en silence de solitude. Aucune forme communautaire ne pouvait lui assurer ce qu’elle réalisera pleinement les dix dernières années de sa vie passées en un -ermitage approprié. Cette dernière étape de sa vie fut pour elle un passage d’une vision contemplative à une contemplation unifiante, qui englobe et concentre tout en la Trinité d’amour où Dieu l’a insérée.

Elle a d’ailleurs renoncé à cette époque à relire ses carnets, qu’elle savait être une richesse doctrinale pour l’Eglise, afin de vivre mieux le message divin qu’elle reçut en approfondissant sa vision et y trouver cette paix infi¬nie qui est l’expression d’un amour total.

Ce choix de vie en ermitage fut le fruit d’un discernement spirituel. Elle en comprit la nécessité pour mieux voir ce que comportait son premier appel : une vie de silence en solitude, solitude qui est plénitude d’amour divin et qui fixe sur Dieu seul.

Dans ce discernement, elle acceptait comme croix glorieuse la direction qu’elle avait subie et l’épuisement qui fut une épreuve purifiante dont elle s’é¬tait libérée pour mieux vivre le don initial qui restait le trait personnel de son existence.

La Congrégation religieuse où elle fut si active, reconnaîtra, elle aussi, ce que Sr. Marie de la Trinité a vécu en offrant à Dieu le Père ce sacerdoce fi¬lial du Verbe fait chair que fut la révélation de l’amour que l’Eglise doit comprendre toujours mieux et qui fait son unité dans la communion trinitaire.

Les carnets qui seront publiés un jour mettront tout d’abord en lumière ce qu’un chrétien peut vivre comme filiation et sacerdoce personnel, pour en voir la source dans le sein du Père – in sinu Patris – et en comprendre la plénitu¬de dans la communion de Dieu, Trinité d’amour.

Tel nous parait le chemin que Sr. Marie de la Trinité a été appelée à suivre pour réaliser en sa vie le don qu’elle avait reçu en son premier appel et dont sa vie témoignera comme vie divine vécue en Eglise.

 Une direction spirituelle recherchée

Si je me permets de traiter ce dernier aspect de la vie de Sr. Marie de la Trinité, c’est qu’on m’a invité à exposer en toute discrétion ce que je savais d’elle, l’ayant connue de 1959 jusqu’à la fin de sa vie.

Sr. Marie de la Trinité a toujours désiré l’aide spirituelle qu’elle estimait nécessaire pour vivre sa vie en Dieu. Dès 1929 * année de sa grande illumina¬tion, elle exposa à ses conseillers spirituels, sur leur demande, ce que fut cette vision de la Paternité divine d’où proviennent et s’éclairent la filiation et le sacerdoce des chrétiens.

Dieu la fit entrer dans la profondeur de sa paternité et la conduisit dans le sein du Père, in sinu Patrie. Cette vision suscita pour elle un renouveau dans l’intelligence de la foi et dans la contemplation de l’amour divin.

Successivement trois pères dominicains furent les témoins de ces grâces. Celles-ci dépassent la théologie spéculative par la profondeur d’une expérience qui, au fond de l’âme, se vit dans cette plénitude d’amour qu’est ce profond silence de la solitude divine.Voulant, en termes humains, exprimer ce qu’elle vit, Sr. Marie de la Trinité trouve difficile de traduire au niveau intellectuel ce qui est pour elle une vie nouvelle en Dieu. La direction qu’elle cherche, sera en un premier temps, le contrôle de ce qu’elle dit exprimer difficilement ; mais jamais ses écrits n’ont été contredits. Aucune correction ne lui fut. imposée. Elle est d’ail¬leurs étonnée de voir leur exactitude, leur clarté et leur simplicité. Le contrôle qu’elle cherchait devait être plus une constatation qu’un enseignement, plus une reconnaissance des dons reçus qu’une éducation imposée, en vue d’un effort moral à faire.

L’expérience qu’elle a vécu à Paray-le-Monial en 1959. va trouver sa pleine clarté lorsqu’elle fait finalement en 1973 les Exercices spirituels de Saint Ignace ; elle y vit leur structure trinitaire et y complète le discernement au sujet des motions internes qu’elle a connues. Tout en trouvant une paix croissante dans ce discernement, elle constate la réalité toute particulière de sa vocation en Eglise.

Vu ces conditions extraordinaires, la direction spirituelle que demandait Sr. Marie de la Trinité fut avant tout une confirmation des dons qu’elle recevait, et qui étaient une union silencieuse se déployant en elle dans toute l’ampleur des relations trinitaires.

En un mot, si direction spirituelle il y eut, elle fut pendant la dernière étape de sa vie davantage la constatation d’une grâce vécue qu’un itinéraire à approuver. Ce qui ne diminue en rien la certitude que lui donnait un discer¬nement d’autant plus efficace qu’il reconnaissait une vision vécue comme don de Dieu, qui voulait s’étendre à toute l’Eglise.

 Conclusion

Les écrits de Sr. Marie de la Trinité feront voir un jour toute la richesse doctrinale des lumières qu’elle a reçues et de l’expérience d’un don total pleinement réalisé.
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La publication de ses lettres, qui ne sera jamais complète – plusieurs ont été détruites ou perdues – fera cependant mieux comprendre ce que fut sa vie en silence de solitude qui trouva son appui, sa force et sa paix dans le mystère de la Trinité divine où elle fut prise toute en Dieu, en restant toujours unie au sacerdoce filial du Christ et de ceux que le Père réunit en son Fils par la force de leur amour, l’Esprit Saint.

Le message de Sr. Marie de la Trinité sera donc un renouveau doctrinal et un appel de vie ecclésiale ravivée. Et l’on comprendra peu à peu sa mission, non pas seulement celle qu’elle a vécue, mais celle .qu’elle doit encore réaliser et qu’elle réalise déjà par la publication des textes des Carnets – et l’influence qu’auront ses exposés doctrinaux sur ceux qui en prendront connaissance. Quelle sera l’étendue de cette influence, nul ne peut le dire, tant sa doctrine claire, précise, est profonde.

Neuilly, 3 mars 1995
Jean BEYER, S.J.