2000 – L’entrée de l’humanité dans le mystère du Père – P. Batut

En préparant le recueil de textes de Marie de la Trinité publié en 1986 et intitulé Filiation et sacerdoce des chrétiens, le Père Antonin MOTTE et Sœur Christiane SANSON ont pensé pouvoir organiser l’ouvrage « autour de deux grands axes » : le Christ, Fils et prêtre d’une part, le chrétien fils et prêtre d’autre part. Mon propos n’est pas de porter un jugement sur le choix de ce plan : je suis trop peu connaisseur de Marie de la Trinité pour prétendre le faire. Mais le contact que j’ai pu avoir avec les textes publiés dans ce recueil m’a paru le justifier amplement, et il m’a été d’une grande utilité pour le sujet qu’on me propose de traiter ce soir.

Cette conférence m’a été demandée par Sœur Christiane Sanson, non à cause de ma connaissance de Marie de la Trinité, qui est encore malheureusement très réduite, mais à cause d’un travail de doctorat que j’ai achevé il y a deux ans et qui avait pour titre : « Pantocrator, Dieu le Père tout-puissant ». Il s’agissait d’approfondir la signification de la paternité de Dieu à travers le titre de Pantocrator (traduit par « tout-puissant » ou par des mots équivalents), titre donné à Dieu dans le Credo et accolé à sa paternité : « je crois en Dieu, Père, tout-puissant ». Le sous-titre de mon travail indiquait ensuite le champ d’investigation qui était le mien : « Recherche sur une expression de la foi dans les théologies anté-nicéennes ». Je m’en étais tenu en effet aux Pères de l’Église d’avant le Concile de Nicée, c’est-à-dire du IIe et du IIIe siècles, et à quatre auteurs en particulier : Irénée, Hippolyte de Rome, Origène, et le Latin Tertullien. À travers des textes splendides que j’ai eu le bonheur d’analyser de près, ces auteurs m’ont aidé à prendre une conscience plus vive de la paternité de Dieu comme Mystère entre tous les mystères, mystère fontal qui est la clef de l’existence du monde et de l’homme, ainsi que de leur vocation à faire retour à Dieu. Or il se trouve que Marie de la Trinité, sans citer ces auteurs et probablement sans les avoir connus autrement que par des citations partielles, rejoint certaines de leurs intuitions les plus profondes.

Mais avant de revenir plus en détail sur ce point, je voudrais achever d’introduire mon propos en faisant deux remarques.

1. La première remarque est de simple bon sens. La voici : la paternité est une notion relative. Rejeter ce caractère relatif, relationnel de la paternité, c’est rejeter la paternité elle-même. C’est ce que dénonçait saint Irénée chez certains de ses adversaires gnostiques, qui étaient gênés par le vocabulaire biblique, et qui avaient essayé d’inventer un « Pro-Père », comme ils disaient, c’est-à-dire un Père qui ne serait père de personne, et qui ne se compromettrait pas avec le monde . Mais un tel « Pro-Père », répliquait vigoureusement Irénée, n’aurait plus rien à voir avec le Dieu de la foi chrétienne, qui ne craint pas d’entrer en relation avec sa créature et de se comporter paternellement avec les hommes, avant même d’en faire ses enfants en leur envoyant son Fils. Le propre du gnosticisme n’était pas de nier le divin, mais de refuser viscéralement qu’il puisse se communiquer — par crainte qu’en se communiquant, il cesse d’être divin. La foi chrétienne, au contraire, et déjà la foi juive, affirme que Dieu se communique — et même qu’il se donne, sans cesser pour autant d’être ce qu’il est, sans devenir muable et changeant, sans passer du plus au moins et du moins au plus.

C’est pourquoi, pour le sujet qui nous intéresse, il faut se rappeler que Dieu ne devient pas Père : il l’est de toute éternité. Il est très important de commencer par dire cela, pour ne pas donner un sens purement mythologique à sa paternité par rapport à nous. Le Père vit depuis toujours et pour toujours dans un face à face et un cœur à cœur avec un deuxième « Étant-Dieu », le Fils. Dans l’expérience humaine, on ne naît pas père ou mère : on le devient. La paternité et la maternité sont accidentelles, contingentes. Il n’en va pas ainsi pour Dieu. La patrifiliation, c’est-à-dire le rapport Père-Fils, est constitutive de son être même.

C’est justement pour cette raison que Jésus peut dire « qui m’a vu, a vu le Père » (Jean 14, 9 ; cf. 12, 45). Aucun être créé ne peut dire cela : si forte que puisse être ma ressemblance avec mon père, je ne peux pas dire que « me voir c’est voir mon père » — ne serait-ce que parce que j’ai toujours deux parents, et que je suis le résultat d’un mélange complexe des deux ! Mais dans la relation entre Jésus et son Père, la paternité et la filiation sont présentes de manière totale et indépassable : le Père est la paternité en Personne, le Fils est la Filiation en Personne. C’est pourquoi nous ne serons jamais pour Dieu des fils « en plus », des fils surérogatoires, comme si nous faisions « progresser » Dieu en déterminant un accroissement en Lui. Nous serons fils dans le Fils, par inclusion et non par addition ; et Dieu restera toujours le Père unique d’un Fils unique.
Par conséquent, en apprenant que le Père ne se donne à connaître qu’à travers son Fils, nous n’avons pas à redouter que le Fils fasse écran entre le Père et nous. « Dieu, personne ne l’a jamais vu » : cette affirmation du Prologue de saint Jean (1, 18) ne signifie pas, comme le croyaient les Gnostiques, que la divinité est à jamais inaccessible. La deuxième partie de la phrase proclame au contraire qu’en son Fils, il est totalement accessible : « le Fils unique (ou : un Dieu Fils unique), qui est tourné vers le sein du Père, a conduit à le connaître. » Et saint Paul parlera d’un « libre accès (ðñïóáãùãÞ) au Père » (Éphésiens 2, 18) par le Fils, dans l’unique Esprit.
Par conséquent, de même qu’on ne peut parler du Père sans parler du Fils, partir du Fils pour connaître le Père, c’est être sûr d’emprunter le seul Chemin permettant d’arriver à la connaissance totale du Père et à la totale communion avec Lui.

2. La deuxième remarque, que je livre à titre d’hypothèse, concerne le rapport entre filiation et sacerdoce. La fonction sacerdotale est tout entière une fonction de médiation. C’est la définition classique de l’Épître aux Hébreux : « tout grand prêtre est pris d’entre les hommes, et il est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu » (5, 1). Mais si l’on rapporte cette définition du prêtre à Jésus, le Fils de Dieu, on s’aperçoit que sa filiation remplit cette fonction médiatrice, et que c’est même peut-être la différence essentielle entre la filiation du Christ et les filiations humaines. Un homme n’est que très secondairement médiateur entre les autres et son père : le cas peut se présenter si le père est un homme influent, et si l’on passe par son fils pour obtenir de lui des services ou des faveurs. Mais même ainsi, il est clair qu’on ne peut pas dire qu’un père humain se communique à nous en son fils, alors que c’est le cas pour le Père de notre Seigneur Jésus-Christ. En conséquence, on peut donc dire du sacerdoce du Christ qu’il découle tout entier de sa filiation : il est cette filiation même, en tant qu’elle est tournée vers les hommes pour tourner les hommes vers le Père.

Si ce que je viens d’esquisser à titre d’hypothèse est vrai, il ne suffira pas de dire que le Christ est Fils et prêtre ; il faudra dire qu’il est bien plutôt prêtre parce que Fils, et que les chrétiens, à leur tour, sont prêtres en tant qu’ils sont fils. Il me semble que la pensée de Marie de la Trinité peut nous aider à comprendre cela.

 1. La paternité divine dans les théologies anténicéennes.

Je voudrais tout d’abord donner un rapide aperçu de ce que je crois avoir compris au sujet de la paternité divine chez les auteurs que j’ai étudiés. J’ai concentré mon attention sur un titre divin qui a été choisi de préférence à tout autre pour figurer dans les Symboles de foi : alors que l’Écriture utilise par ailleurs une série de titres beaucoup plus clairs comme « saint », « juste », « miséricordieux », et qu’elle les propose même à notre imitation (« soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux », Luc 6, 36), c’est le titre « tout-puissant » (ðáíôïêñÜôùñ) qui a été retenu dans la profession de la foi. Je me suis donc interrogé sur le sens de cette « toute-puissance » paternelle que nous confessons en disant : « je crois en Dieu le Père tout-puissant ».

Je me suis ensuite rendu compte que le mot grec que je viens de citer était très différent du mot français « tout-puissant », et déjà de la traduction latine omnipotens utilisée pour rendre le grec ðáíôïêñÜôùñ. En effet, à la différence de ces traductions, le terme ðáíôïêñÜôùñ n’est pas absolu, mais relationnel. Plutôt qu’un pouvoir abstrait (le « tout-puissant » est celui qui peut tout faire), il connote une souveraineté (le ðáíôïêñÜôùñ est celui qui règne sur le tout) : on pourrait traduire « Celui qui tient, maintient, contient toutes choses ». Les traducteurs les plus récents de l’Apocalypse (où le mot apparaît 9 fois) ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisqu’ils ont renoncé à rendre ðáíôïêñÜôùñ par « tout-puissant », et ont préféré utiliser l’expression « Maître de tout ».
On entrevoit maintenant comment la « toute-puissance » entendue comme souveraineté explicite l’affirmation de la paternité divine. Elle désigne ce qu’on pourrait appeler la « rection de toutes choses », du cosmos et de l’Histoire, par Dieu. Comme cette rection est paternelle, elle s’exerce paternellement, c’est-à-dire en y associant le Fils. C’est en Lui que Dieu crée, qu’il sauve et qu’il glorifie sa création. C’est en Lui que le Dieu inaccessible entre en relation avec le monde et avec l’homme. Ce mot « inaccessible » se rencontre une fois dans la première Épître à Timothée (6, 16), où il est question du « Bienheureux et unique Souverain, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, le seul qui possède l’immortalité, qui habite une lumière inaccessible (Pðñüóéôïí), que nul d’entre les hommes n’a vu ni ne peut voir ». Il a été repris dans la préface de la quatrième Prière eucharistique, où l’on s’adresse au Père très saint, « Lumière au-delà de toute lumière » (traduction libre de inaccessibilem lucem inhabitans). Ce thème de la lumière est très suggestif, car c’est le Fils, « Lumière née de la Lumière », qui vient dans le monde et qui nous communique la Lumière inaccessible. C’est Lui qui communique le Père.

En résumé, la théologie du Père ðáíôïêñÜôùñ permet de ne jamais oublier que le Fils est toujours supposé dans la manière dont Dieu se rapporte au monde. Tout ce que fait Dieu est paternel et trinitaire. La clef de l’existence du monde et de l’histoire est une clef trinitaire et filiale. Dès lors se pose la question : comment la médiation du Fils s’exerce-t-elle en faveur du monde pour le faire parvenir le monde à son accomplissement filial ?

 2. La médiation du Fils dans les théologies anténicéennes.

1. D’abord, où se situe la médiation du Fils ? Classiquement, on la voit comme une conséquence de l’union hypostatique. Jésus est « vrai Dieu et vrai homme », comme l’a confirmé le Concile de Chalcédoine (451). Dès lors, puisque le prêtre est Médiateur, le sacerdoce du Christ peut être défini comme découlant de l’union des deux natures, divine et humaine, dans l’unité de la Personne du Verbe. Jésus est prêtre dès l’instant de sa conception dans le sein de la Vierge Marie, puisqu’à aucun moment son humanité n’a subsisté à part de la Personne du Verbe. Avant même d’accomplir l’acte sacerdotal qui nous obtient le salut, c’est-à-dire le Sacrifice pascal, Jésus subsiste comme prêtre dès le premier moment de son existence, et chacune de ses pensées et de ses paroles, de même que chacun de ses actes, possède une valeur infinie. De là vient une question classique de la christologie : pourquoi a-t-il fallu que le Christ aille jusqu’à la Croix pour nous sauver, étant donné que le moindre des actes du Verbe incarné était infiniment méritant aux yeux de Dieu ?

Chez les auteurs d’avant Nicée, il en va un peu différemment. Prenons l’exemple du plus grand d’entre eux, aussi important pour l’Orient que le sera saint Augustin pour l’Occident : l’Alexandrin Origène. Cet auteur croyait tout autant que nous à la divinité du Verbe (le « Logos », comme il l’appelle). Mais il l’exprimait d’une manière moins élaborée que la nôtre, en termes de « participation » à la divinité du Père. Si bien qu’on a parfois l’impression, d’un point de vue formel, qu’il « subordonne » le Fils au Père — d’où le qualificatif de « subordinatiatianistes » donné à Origène et, avec lui, à la quasi totalité des théologiens de cette période.
Pourtant, Origène n’est en rien un précurseur d’Arius, qui prétendra quelques décennies plus tard que le Verbe est une créature, ou un intermédiaire entre Dieu et les créatures. Bien plutôt, Origène considère, comme le dit Henri Crouzel, que le mode de réception des richesses du Père par le Verbe est une communication de la divinité, alors que les créatures que nous sommes n’ont qu’une participation à cette même divinité . Ce n’est pas que la participation des créatures à Dieu ne soit pas réelle, mais seul le Verbe possède de plein droit, substantiellement, ce que les créatures ne possèdent qu’accidentellement, par pure grâce.
Cette participation à Dieu se réalise donc par le Verbe. Cela signifie que le Verbe, dans sa condition éternelle auprès du Père, est ministre (diakonos) de la divinisation de tous les autres. En d’autres termes, il est Médiateur dans son être même, et non pas d’abord du fait de l’incarnation, en tant qu’il a deux natures. On pourrait dire que, de même qu’il est éternellement « tourné vers le Père » (Jean 1, 1 et 18), de même il est éternellement tourné vers nous, éternellement en puissance de création et de communication des dons de Dieu. C’est pour cette raison que tout a été créé, comme l’affirme saint Paul, « en lui, par lui et pour lui » (Colossiens 1, 16). Le Père s’est servi de Lui pour créer, parce que, dans sa condition filiale, il est en quelque sorte le prototype de tout ce qui existe, le « Premier-né de toute créature » dont parle le même saint Paul, tout en faisant précéder cette expression d’une autre qui évoque la parfaite égalité avec Dieu : « image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Et l’on voit bien que pour saint Paul, ces deux affirmations (« image du Dieu invisible » et « premier-né de toute créature ») ne sont absolument pas contradictoires.

On objectera peut-être que dans ces citations de saint Paul, il est question du Christ et non du Verbe. L’objection est pertinente — et elle vaut d’ailleurs tout autant pour le prologue de saint Jean qui semble ne parler que du Verbe, mais qui parle en fait d’abord du Christ dans sa condition historique. Les auteurs du Nouveau Testament, en effet, ne séparent pas le Verbe préexistant et l’histoire humaine de Jésus ; mais en même temps, dans cette histoire humaine, ils déchiffrent la condition éternelle et la mystérieuse identité du Verbe. C’est dans cette même ligne qu’Origène voit le Verbe comme « Médiateur entre la nature de [Dieu] et celle de toutes les créatures » . Et on comprend aisément que cette manière de voir le Verbe permet de donner un relief extraordinaire au titre de Fils. « Fils », cela veut dire à la fois détenteur des trésors du Père et chargé de les communiquer, Héritier cherchant des cohéritiers pour partager avec eux son héritage.

2. La deuxième question que nous pouvons nous poser, c’est de savoir quand s’exerce cette médiation du Fils. La réponse est évidente : de la création jusqu’à la consommation finale, elle traverse de part en part l’histoire humaine. Celle-ci peut se déchiffrer, en définitive, comme la croissance du règne de Dieu par la filialisation progressive du créé. Au terme, il n’y aura que la relation Père-Fils. N’est réel, n’est existant, n’est vivant, que ce qui est inclus dans cette relation par la puissance de l’Esprit de Dieu.
Cette filialisation ne se fait pas par une évolution sans heurts : le drame du péché et de la rédemption a toute la place qui lui revient. Mais, avant et après ce drame qui nécessite l’Incarnation et l’acte sacerdotal de la croix, le Fils joue son rôle médiateur. Et ce rôle se poursuit jusqu’à l’accomplissement final.

(Il est venu) achever dans sa propre personne ce qu’il voulait voir accompli par les autres. Voilà pourquoi non seulement il s’est fait « obéissant » au Père « jusqu’à la mort de la croix », mais encore, rassemblant en lui-même (in semet ipso complectens) à la consommation du siècle tous ceux qu’il soumet au Père et qui grâce à lui parviennent au salut, il est, lui aussi, avec eux et en eux « soumis » au Père, comme dit l’Écriture, étant donné que « toutes choses subsistent en lui » (Col 1, 17) (…). C’est donc cela que l’Apôtre veut dire à son sujet : « Mais quand tout lui aura été soumis, alors le Fils aussi sera soumis à celui qui s’est soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Cor 15, 28) .

 3. Le sacerdoce du Christ selon Marie de la Trinité.

1. Lorsque Marie de la Trinité parle du sacerdoce du Christ, elle semble dans un premier temps le distinguer très strictement de la filiation. Il fait partie de la « face terrestre » de son Humanité, « qui n’est pas, dit-elle, celle de la Filiation » . De plus, ce sacerdoce s’adresse davantage à « Dieu » qu’au « Père ». Voici ce qu’elle écrit :

« Le Christ a donné en sa Personne, par sa Très Sainte Humanité, comme une double adoration au Père et à Dieu = selon sa Filiation à la Paternité — selon son sacerdoce à la Déité . »

C’est à travers cette grille de lecture que Marie interprète l’épisode du recouvrement au Temple : lorsque Jésus se sépare de Marie et de Joseph pour rester à Jérusalem, il vit selon la Filiation, et lorsqu’il leur est « soumis », il vit selon le sacerdoce. Elle précise toutefois que, même dans ce dernier cas, la Filiation n’est pas amoindrie : « dans les conflits entre le sacerdoce et la Filiation, [il laisse] filialement le sacerdoce l’emporter. »

Si j’entends bien ce qui est dit ici, le sacerdoce du Christ est directement ordonné à la mission de rédemption et à l’abaissement de la Croix, tandis que la Filiation est ordonnée à l’élévation de la nature humaine. En effet, le sacerdoce relève de l’humanité assumée par le Verbe, tandis que la Filiation est éternelle. J’en veux pour preuve une autre réflexion, où Marie s’interroge sur le but de la prière du Christ :

« Le Christ n’a pas eu à prier pour l’Incarnation, mais Il a dû prier pour la Rédemption, parce que l’Incarnation relève de la Filiation — tandis que la Rédemption relève du sacerdoce dans l’Humanité Très Sainte — et toutes les fois qu’il s’agit de son Humanité relativement à Dieu, le Verbe incarné prie . »

Effectivement, la prière au Père est un acte humain du Verbe, puisqu’elle suppose les deux volontés. Dans la préexistence, le Verbe ne prie pas — et il ne faudrait pas comprendre le « conseil divin » qui décide de l’Incarnation comme supposant une pluralité de volontés. Marie de la Trinité est très attentive à distinguer ce qui, dans le Christ, relève de l’humanité et ce qui relève de la divinité. Elle ne parlerait donc pas d’une médiation du Verbe antérieurement à l’acte d’incarnation : c’est bien plutôt l’incarnation qui le fait Médiateur.

2. Il faut noter toutefois que, si sacerdoce et filiation sont deux réalités, ce ne sont pas deux réalités hétérogènes. L’une et l’autre concourent à « une dépendance et une activité » :

« La dépendance entière au Père du Christ, selon sa Filiation et son sacerdoce, est le « il me faut être aux affaires de mon Père. »
Et l’activité Filiale et sacerdotale, c’est le « Je fais toujours ce qui Lui plaît. »
 »

Mais il y a plus. Par-delà le Calvaire, Marie de la Trinité contemple ce qu’elle appelle le sacerdoce de gloire, et ce sacerdoce possède une extension beaucoup plus considérable que le sacerdoce rédempteur. Il vaut ici la peine de citer largement ces réflexions :

« Le sacerdoce de gloire a commencé à l’Incarnation, et il a comme devancé et enveloppé le sacerdoce d’immolation. C’est comme au sein du sacerdoce de gloire que s’est accomplie l’immolation.
Il n’y a qu’un seul sacerdoce, mais ce sacerdoce a comme une double face, une double opération — cela durera ainsi tant qu’il y aura des âmes à sauver et à sanctifier.
Une face, celle de l’immolation, a rapport à la terre, aux humains pécheurs — l’autre face, celle de la gloire, a rapport au ciel, et se réfère toute au Père d’immense majesté .
 »

À partir d’un tel texte, je me suis demandé si ce qu’Origène voit comme initial, Marie de la Trinité ne le voyait pas comme terminal : le « sacerdoce de gloire », où coïncident sacerdoce et filiation . Et dans cette vision, elle rejoint les intuitions des Pères des premiers siècles sur la médiation du Verbe en tant que Fils. Ainsi dans ce très beau texte :

« Dans le Verbe, la Relation au Père est « resplendissement de sa gloire et effigie de sa substance » (Hébreux 1, 3) : c’est pourquoi tout ce avec quoi le Verbe entre en contact, reçoit de Lui, comme nécessairement cette empreinte, et la reçoit passivement, à cause que le Verbe étant « resplendissement », la rayonne, l’imprime, du seul fait qu’étant le Verbe, Il est cette splendeur rayonnante — et c’est une splendeur qui est infinie, qui est plénitude de vie et de perfection. C’est pourquoi le Verbe, en assumant la créature, lui communique sa propre vie et sa propre forme.
Toute la création porte ainsi l’empreinte du Verbe, qui est l’empreinte du Père — la créature raisonnable plus que toute autre — et celle qui est élevée à la filiation adoptive la porte à son degré le plus parfait et toujours perfectible .
 »

Ce texte est très remarquable à plus d’un titre :

1. D’abord, parce qu’il laisse entrevoir que le mystère de la création tout entière est un mystère filial. La création est donc voulue en vue de la filiation, elle porte en elle l’appel à être filialisée dans le Fils — et par conséquent, elle porte en elle le mystère du Père. C’est déjà paternellement que Dieu l’a créée.

2. Ensuite, parce que le Verbe apparaît comme Médiateur de divinisation, d’abord à l’égard de sa propre humanité, puis de la nôtre. Il y a donc bien quelque chose comme une médiation sacerdotale du Verbe comme tel, « au-delà de l’humanité assumée » :

« En vertu de l’adoption Filiale, nous sommes présentés au Père par la voie du Verbe et par le Verbe Lui-même, au-delà de l’Humanité assumée — présentés donc au Père par le Verbe au plan même de Déité et dans la proximité même, le lieu de la génération du Verbe in sinu Patris .
 »
Cela nous amène à prendre très au sérieux la réalité de la filiation du chrétien.

 4. Réalité de la filiation du chrétien.

C’est là le point essentiel. De même que le Christ est avant tout Fils et secondairement prêtre (c’est-à-dire que son sacerdoce est ordonné à la communication de sa filiation), de même le chrétien est avant tout Fils et n’est prêtre que pour actualiser dans sa vie cette filiation :

« C’est secondairement, pour que nous Lui fussions plus facilement et plus parfaitement fils — et avant même cela, à cause des exigences de sa Déité, Sainteté, et de ce que nous sommes par nature, qu’Il a donné le sacerdoce.
Mais, dans la relation à Lui, le sacerdoce ne doit pas supplanter la Filiation — il ne peut y suppléer ! Car le Père nous aime par-dessus tout en Père, et nous veut surtout fils .
 »

Marie de la Trinité prend donc extraordinairement au sérieux ce que l’Écriture appelle l’õjïèåóßá , et que l’on traduit habituellement par « adoption filiale ». Ce terme d’« adoption » remonte à la transposition du vocabulaire chrétien dans le monde latin : le mot õjïèåóßá a été traduit, faute de mieux, adoptio filiorum. Mais cette traduction n’est peut-être pas des plus heureuses, dans la mesure où elle suggère un acte plus déclaratif que transformant de la part de Dieu. Lorsqu’un enfant est adopté par une famille humaine, cet acte institue une filiation juridique, mais le patrimoine génétique de l’enfant n’en est pas modifié pour autant. L’adoption n’induit pas une connaturalité entre l’enfant et ses nouveaux parents. Or, lorsque nous parlons de l’acte par lequel Dieu fait de nous ses enfants, c’est en termes de divinisation que nous l’exprimons, c’est-à-dire en termes d’être, et non en termes simplement déclaratifs.

Pour le dire autrement, l’õjïèåóßá nous fait très réellement entrer dans les relations trinitaires. Nous ne demeurons pas extérieurs à Dieu, mais notre nature est élevée à un mode d’existence nouveau, qui est celui-là même de Dieu : « « Voyez, dit saint Jean, quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu — et nous le sommes ! » » (1 Jean 1, 3). Puisque le chrétien est introduit dans les relations trinitaires elles-mêmes, il n’est pas, comme le pensait saint Thomas d’Aquin, « fils de la Trinité », mais fils du Père : fils du Père, frère du Christ, temple de l’Esprit, dans l’Église qui est elle-même Peuple de Dieu, Corps du Christ et Temple de l’Esprit. Comme le dit Marie de la Trinité :

« Il y a relation directe, immédiate, du sujet adopté au Père, au Verbe et à l’Esprit Saint — du fait de l’adoption . »

Peut-être ces affirmations nous paraissent-elles aujourd’hui aller de soi. Ce n’était pas le cas, comme on vient de le voir, pour la grande scolastique , et sans doute pas beaucoup plus à l’époque où écrivait Marie de la Trinité, même si, dès le 19e siècle, des théologiens comme le grand M.-J. SCHEEBEN étaient déjà allés dans ce sens :

« La filiation elle-même n’est plus, par le Christ, une simple filiation adoptive ; nous ne la recevons pas comme des étrangers, mais comme des parents, des membres du Fils unique, nous pouvons y prétendre comme à un droit. Notre filiation a quelque chose de la filiation du Christ lui-même qui la fonde. N’étant plus de simples enfants adoptifs, mais des membres du Fils propre, nous entrons réellement dans la relation personnelle du Fils de Dieu vis-à-vis de son Père. C’est en toute vérité, non seulement par analogie ou par ressemblance, que nous appelons le Père du Verbe notre Père ; il est notre Père, non par un simple rapport analogique, mais par le même rapport par lequel il est Père du Christ (…). Nous ne sommes donc pas de simples frères adoptifs qui partageons la gloire et la grandeur du Verbe éternel, nous sommes dans une certaine mesure un seul Fils du Père avec lui et en lui ; c’est par cette unité que nous lui devenons semblables et participons à sa gloire .
 »

Scheeben précise sa pensée en distinguant deux sens possibles que l’on peut donner à la paternité de Dieu par rapport à nous : elle peut être par « imitation » ou par « extension ». Dans le premier cas, le comportement de Dieu à notre égard évoque de manière simplement analogique l’amour qu’il manifeste à l’égard du Christ. Dans le second, il en devient véritablement une des composantes :

« …cette paternité n’est pas simplement imitée, par pure grâce, dans les rapports de Dieu avec l’homme, elle est substantiellement étendue à celui-ci, et ce n’est que par cette union réelle avec l’homme qu’elle montre sa puissance assimilatrice. L’Incarnation place le processus trinitaire en continuité réelle avec le genre humain, en le prolongeant en lui ; elle élève réellement l’humanité dans le sein du Père ; l’humanité ne reçoit pas seulement de l’extérieur un don miséricordieux, elle reçoit directement de sa source la grâce de l’adoption, avec toutes les dignités et tous les droits contenus en elle . »

Les conséquences de cette manière de comprendre la paternité de Dieu à notre égard sont d’une extrême importance. Dans cette perspective en effet, « l’économie salvifique n’est possible qu’à titre d’expression en faveur des hommes de la relation filiale originaire. De cette relation seule, elle tire son contenu d’obéissance libre, aimante, et divinement efficace. Le nom de Jésus-Christ exprime ensemble, sans les confondre ni les diviser, et la Personne divine du Fils et le mystère de notre filiation en lui par suite du dessein bienveillant d’adoption formulé par le Père » .
L’interpellation que le Père nous adresse n’est pas extérieure ou adjacente, mais intérieure à celle qu’il adresse à son Fils ; un tu nous « est adressé du coeur même de l’Absolu, c’est-à-dire de la Trinité divine » : nous sommes bien « fils dans le Fils ».

Notre divinisation, comme déjà notre création qui n’en était que le prélude, s’enracine donc dans le mystère de la patrifiliation qui constitue de toute éternité la vie même de Dieu.

Lorsque Marie de la Trinité parle du don de Filiation, c’est bien ainsi qu’elle l’entend, allant jusqu’à faire usage d’un mot inusité à son époque, celui de filialité. Or ce mot correspond de façon étonnante au contenu de l’õjïèåóßá :

« Le Père est d’abord et exclusivement Père — et Il veut que nos relations avec Lui en portent la marque et l’effet — et qu’elles soient d’enfants à Père, à plan d’égalité (…).
Il faut entendre [les termes d’enfants et d’enfance] du don de Filiation reçu du Père, et dont le caractère nous marque de la Filialité même du Verbe incarné, par participation.
C’est à bien comprendre — c’est très grave — c’est à une sorte de maturité, de plénitude de Filiation, que nous sommes prédestinés — Filiation dont le Verbe est la forme, Verbe égal au Père.
Que nos désirs et nos ambitions osent s’élever si loin, si haut que le Père les a pour nous !
 »

Marie de la Trinité est consciente de l’importance de sa découverte que « le don de Filiation est participation au Verbe, qui est égal au Père » — c’est-à-dire, en définitive, participation au Père lui-même, ce que nous entendons par « divinisation ». Elle avoue :

« Ceci est bien grave — je ne l’avais jamais vu — et je ne me souviens pas d’avoir rien lu dans ce sens — présentant ainsi ce mystère .
 »

 5. Sacerdoce et filiation des chrétiens.

1. Proximité et distance.
La relation de patrifiliation indique la proximité, une proximité dont nous n’avons que de pâles images en ce monde.

Ces images ont leur pertinence, car la relation humaine de filiation est vraiment radicale au sens étymologique, c’est-à-dire originaire. Les autres relations (fraternelle, conjugale, parentale) sont surajoutées.
Mais l’image est déficiente, parce que notre vocation n’est pas de faire retour à nos parents, mais de devenir autonomes par rapport à eux. Notre liberté humaine d’adultes est à ce prix : « l’homme quittera son père et sa mère ».

Dans la relation de patrifiliation entre Dieu et le Christ d’abord, entre Dieu et l’homme ensuite, la liberté personnelle et l’obéissance aimante ont au contraire partie liée . Vivre en plénitude, c’est obéir sans faille : « ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (Jean 4, 34).
Puisque la vocation filiale est de proximité — de communion —, le sacerdoce est institué pour abolir la distance :

« L’attitude Filiale est celle de l’union, c’est pourquoi, par convenance au Père, elle implique l’adoration sacerdotale, étant donné la distance de notre nature humaine à la nature de la Déité du Père, du Verbe et de l’Esprit Saint . »

2. Double mouvement.
La filiation et le sacerdoce obéissent à un double mouvement. L’activité sacerdotale sollicite l’agir de l’homme, tandis que la filiation est une attraction de l’homme par Dieu. L’amour du Père est un amour qui « aspire à soi » :

« L’amour du Verbe incarné (…) se donne à la façon de l’indigence (…). L’amour du Père est à l’opposé — c’est un amour qui aspire à soi, et cela ne peut pas être autrement. Il ne peut pas y avoir d’autre forme d’amour dans le Père, parce qu’il est Principe, Fin et Plénitude essentielle .
 »
C’est pourquoi l’attitude filiale est de contemplation :

« L’attitude Filiale est essentiellement de regard au Père selon sa Paternité même…
Ainsi l’attitude Filiale est essentiellement statique, contemplative, et absorbante .
 »

Il n’est pas très étonnant que l’accent soit si fortement mis ici sur la passivité de la créature. C’est une manière d’exprimer le fait qu’entre le don de la divinisation et la créature qui en bénéficie, la disproportion est totale. Ce don est un pur abîme de grâce.

3. L’agir sacerdotal.
L’agir sacerdotal est d’abord celui du Christ. Il nous a donné le pouvoir d’accéder au Père, et c’est en cela que consiste notre sacerdoce. Il nous permet de parvenir à l’union avec Dieu, ainsi que Marie de la Trinité le répète à plusieurs reprises : de faire retour au Père pour vivre in sinu Patris — c’est-à-dire de réaliser notre Filiation. C’est ainsi qu’arrive à son achèvement le « dessein de l’Incarnation Rédemptrice Divinisante » :

« Le sacerdoce n’a pas été donné seulement par raison de splendeur à la nature humaine — mais par véritable nécessité des desseins de l’Incarnation Rédemptrice Divinisante.
Il est toute splendeur glorifiante de notre nature, pour le Père — splendeur glorifiante, et adoration — et utilité irremplaçable pour notre nature, puisque c’est par lui qu’elle est, selon tout elle-même, ramenée au Père, et référée à Lui — dans la magnificence enveloppante et informante de la Filiation .
 »
La « magnificence enveloppante et informante de la Filiation » : voilà l’aboutissement de la filialisation de l’homme. Si la Filiation est « statique », l’attitude qui est demandée à l’homme pour y parvenir est « dynamique ». Il est appelé très authentiquement à coopérer à l’œuvre de Dieu et à sa propre divinisation. Tel est le témoignage que les chrétiens sont appelés à rendre :

« C’est de nous maintenant, que le Verbe Incarné veut que le monde entier reçoive le témoignage de ce qu’Il est, de ce qu’Il a fait, de ce que nous avons reçu de Lui, de ce qu’Il opère en nous, pour la gloire de son Père.
Et ce témoignage, c’est au sacerdoce Filial à le rendre, à la face du monde : « La Lumière du monde », c’est la Filiation — « Le sel de la terre », c’est le sacerdoce .
 »

4. La matière de l’offrande.
Si l’on demande quelle peut être la matière de cette offrande sacerdotale, on songe au texte de Romains 12, 1 : « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à lui offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu — c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. » L’expression de la troisième Prière Eucharistique « que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire » s’inspire de cette exhortation.

La reprise eucharistique du texte de saint Paul nous rappelle que nous sommes capables de l’acte sacerdotal d’offrande de notre propre vie, parce que nous offrons le Christ à son Père dans l’Eucharistie : « nous présentons cette offrande vivante et sainte pour te rendre grâce. » Marie de la Trinité est tout à fait consciente de ce lien entre l’offrande du Christ et la nôtre :

« Notre offrande sacerdotale au Père peut avoir pour matière soit la Très Sainte Humanité du Verbe, offerte par nous, soit nous-mêmes, ses membres, offerts sous la raison et dans la réalité de notre incorporation à Elle . »

En d’autres termes, nous offrons ce que le Père lui-même nous donne de pouvoir offrir. Et ce qu’il nous donne de pouvoir offrir, c’est ce qu’il nous a offert lui-même de plus précieux : son propre Fils. Il est en quelque sorte mis à notre disposition par Dieu et par lui-même, pour que nous puissions participer à la seule glorification parfaite du Père — la sienne propre. En effet,

« Il ne lui suffit pas de s’offrir Lui-même, mais Il veut être offert selon tout Lui-même Verbe fait chair, par tous ceux dont Il a daigné participer et sanctifier la nature et dans lesquels Il a répandu sa grâce . »

 Conclusion.

Nos investigations sur Marie de la Trinité nous ont-elles permis de vérifier notre hypothèse de départ ? Non, au sens où l’idée d’une médiation du Verbe comme Verbe demeure assez étrangère à la pensée de notre auteur. Oui, au sens où le lien établi entre filiation et sacerdoce est si fort dans sa pensée qu’il confère au sacerdoce quelque chose d’éternel. Éternellement en effet, la créature est appelée à célébrer le culte du Père, c’est-à-dire à vivre selon sa filialité.
Ce sera là, peut-être, le sacerdoce de gloire. Celui qui n’apporte rien à Dieu qui lui ferait défaut, mais qui, en nous comblant pour toujours, vaut à la Trinité Sainte comme un surcroît de joie.

Qu’il me soit permis une dernière fois de citer Origène. Dans un très beau texte des Homélies sur le Lévitique (VII, 2), il commente l’affirmation paulinienne « lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15, 28), et il dit en substance ceci : il y a entre le Fils du Père et nous comme une solidarité de destin. Il ne veut pas, désormais, que l’univers fasse retour au Père sans notre coopération. Dès lors, la parole de l’Apôtre signifie qu’en un sens, le Fils lui-même n’est pas encore soumis à son Père aussi longtemps que fait défaut notre propre soumission.

[« Le Christ] ne veut pas être seul dans le royaume à boire le vin ; il nous attend ; car il a dit : « jusqu’au jour où je le boirai avec vous » (cf. Matthieu 26, 29). C’est bien nous qui, négligeant notre vie, retardons son allégresse (…).
Jusqu’à quand attend-il ? « Lorsque j’aurai achevé ton oeuvre », dit-il (cf. Jean 17, 4). Quand achève-t-il cette oeuvre ? Quand moi, qui suis le dernier et le pire de tous les pécheurs, il m’aura achevé et rendu parfait, alors « il achève son oeuvre » ; maintenant, son oeuvre est encore imparfaite, tant que moi je demeure imparfait. Enfin, tant que moi je ne suis pas soumis au Père, lui non plus on ne peut dire qu’il soit soumis au Père. Non que lui-même manque de soumission auprès du Père, mais c’est à cause de moi, en qui il n’a pas encore achevé son oeuvre, qu’il est dit n’être pas soumis. Car nous lisons que « nous sommes le Corps du Christ et ses membres chacun pour une part » (1 Corinthiens 12, 27). »

Parce qu’il ne va pas sans son corps dont nous sommes les membres chacun pour sa part, la soumission du Christ à son Père ne peut encore être parfaite, et la toute-puissance du Père ne s’exerce pas encore selon toute son amplitude. Nous avons pourtant la certitude qu’un jour viendra, à l’horizon de l’histoire, où il en sera vraiment ainsi :

« Mais quand [le Fils] aura achevé son oeuvre et conduit toute sa création à la perfection suprême, alors lui-même sera soumis en ceux qu’il aura soumis au Père, et en qui il aura achevé l’oeuvre que le Père lui avait confiée, pour que Dieu soit tout en tous. »

Tel est le sens du sacerdoce des chrétiens : faire que Dieu soit « tout en tous », et accomplir leur vocation filiale en contribuant à l’achèvement de l’Histoire par l’entrée de l’humanité dans le mystère du Père.