2002 – Itinéraire spirituel de Marie de la Trinité – Gérard Pfister

Nous sommes en 1929. Voici dix ans déjà que la jeune Paule de Mulatier a annoncé à ses parents qu’elle souhaitait embrasser la vie religieuse. Dix années passées à Lyon auprès de ses parents, mais aussi en rencontres et en voyages. Profondément attirée par la vie contemplative, elle se sent tout particulièrement proche de la spiritualité du Carmel entièrement tournée vers l’oraison. Son directeur spirituel, le Père Périer la dissuade cependant d’entrer au Carmel. Il l’oriente tout au contraire vers une congrégation missionnaire qui vient d’être fondée par la Mère Saint-Jean : les Dominicaines Missionnaires des Campagnes. Obéissante, elle se rend à Champagne-sur-Loue, dans le Jura, où se trouve la maison-mère de la Congrégation.

C’est précisément dans cette circonstance, à Champagne-sur-Loue, qu’elle reçoit, dans la nuit du 11 au 12 août 1929, sa première grâce. Ce n’est que près d’un an plus tard, le 23 juin 1930, qu’elle entre dans la Congrégation. Elle ne prendra l’habit religieux qu’en mars 1932. Cette grâce est donc vraiment fondatrice.

Comment résumer cette grâce ? Marie de la Trinité se trouve dans la chapelle de la maison de Champagne-sur-Loue. La nuit est tombée. Les Sœurs, sauf Mère Saint-Jean, sont toutes allées se coucher. Elle raconte : « Je m’étendis par terre les bras en croix – il faisait froid sur les carreaux – j’étais mince, je sentais tous mes os, de la tempe aux pieds je méditai sur la mort : “Bientôt il n’y aura plus que cela de moi – mon Dieu, je vous donne tout, faites tout ce que vous voudrez, prenez-moi selon votre bon plaisir – donnez-moi de m’oublier, de me perdre, de disparaître totalement en vous” ».

Que se passe-t-il ensuite ? Est-ce une « vision », une « révélation » ? Marie de la Trinité n’utilise jamais ces mots-là. Ce serait trop dire, ou pas assez. Elle dit seulement « une grâce ». « Il n’y eut ni parole, ni idée exprimée humainement, ni image. Il n’y eut rien qui puisse être perçu par les sens – ni pensée qui soit l’effet d’un raisonnement quelconque, ni spéculation, ni théorie (…) Tout ce que j’écris là, je l’expérimentais, et c’est en l’expérimentant que je le connaissais – et c’était par l’âme, par le centre de mon être, et de ce centre, cela se répandait et découlait en tout moi-même. »

C’est donc une expérience qui ne passe pas par les sens : pas de vision, ni de sensation quelconque. Une expérience qui ne passe pas non plus par l’intelligence : pas de « révélation » au sens commun du terme, pas d’idée renversante.

La grâce de 1929 est une naissance. « Je fus comme immergée en Dieu – et il me sembla qu’Il m’absorbait en sa Déité (…) Je connus et je vis dans la simplicité de son Être – sa majesté – et c’est indicible et inaccessible à l’intelligence humaine (…) Je vis l’amour du Père pour l’âme, je l’éprouvai, j’y entrai : pas dans l’amour de l’âme pour Dieu, mais dans l’ineffable, l’inexprimable inconnaissable amour de Dieu pour l’âme. Je vis le don que Dieu veut faire de Lui-même à l’âme – dès cette terre – et qu’elle est faite pour être unie à Dieu. (…) Je vis que tout l’amour dont le Père aime les âmes est l’épanchement en ces âmes de son amour pour le Fils et j’entrai en l’amour du Père pour le Fils et en l’amour du Fils pour le Père – et cet amour est toute plénitude. (…) Je vis comment la nature humaine était toute dans le Christ comme en son principe – qu’elle était en lui toute sainte et immaculée. »

La grâce de 1929 contient déjà toutes les grâces qui suivront qui révèlent trois aspects du sacerdoce :

– la grâce du 9 janvier 1940, grâce d’immolation, le Christ nous donne l’exemple du sacrifice de soi : « Je connus pour la première fois, dit-elle, notre Seigneur présent en moi avec toute la plénitude de son sacerdoce. Je regardais, pendant l’oraison, la multitude de mes péchés (…) Il me reprocha de ne pas me servir de son sacerdoce. »

  • la grâce du 3 janvier 1941, grâce de purification et d’adoration, purification dans le Christ qui s’ouvre sur l’adoration du Père : « je comprends que c’est l’heure du Précieux Sang ; je vois qu’il est tout à moi, qu’il m’est tout donné, et je demande qu’il submerge tout. (…) Je me suis trouvée à dire au Père : « Je t’aime », et ce n’était pas en mon amour, mais en celui du Fils bien-aimé. » (…)
  • la grâce de début avril 1941, grâce de glorification, glorification du Père, et par le Père, glorification du Fils : « C’est par le sacerdoce que le Père reçoit toute gloire des créatures : sacerdoce que le Christ possède selon sa nature humaine, et qui a la puissance d’incorporer les créatures raisonnables au Fils Unique. (…) Le sacerdoce introduit dans la Gloire du Fils, qui est la glorification de celle du Père. (…) Le sacerdoce unit au Fils les créatures raisonnables, dans la mesure où celles-ci participent au Christ selon son sacrifice – où Il est victime, Hostie. (…) J’ai vu alors un magnifique enchaînement, une splendide unité, une montée de Gloire, de tout en bas à tout en haut, par le sacerdoce du Christ : et c’est devenu tout simple. Cela rejoint et précise la grâce du 11 août 1929. »
  • la grâce finale du 14 juin 1941, grâce d’union : « J’ai reçu la certitude que Dieu m’appelle, moi, à une vocation très haute – et qu’après m’en avoir donné la grâce initiale, Il veut s’en réserver tout le développement et la réalisation. Cette vocation concerne le sacerdoce du Christ, et l’union à ce sacerdoce. » (…) Je crois que tout ce que Dieu me demande est de Le laisser faire : très attentive, très passive – et seulement après active, dans sa ligne. (…) Veiller seulement à ce que tout soit assumable par le sacerdoce du Christ pour être offert au Père – et me tenir en ce sacerdoce in conspectu Dei Patris. » (…) « Il me semble que notre Seigneur a voulu me donner l’expérience de la toute-puissance de son sacerdoce – et l’expérience de Lui-même en son sacerdoce. Quelque chose de sa propre expérience à Lui, Personnelle, quelque chose de sa contemplation par la vision béatifique et quelque chose que je ne sais pas dire, que je ne peux pas dire – il n’y a rien sur la terre de semblable ni d’approchant – me donnant l’expérience de ce qu’Il éprouvait, selon son sacerdoce, dans sa condition terrestre. (…) Ainsi, c’est comme s’Il m’avait introduite dans son sacerdoce – non pour ses effets sur la terre, mais pour ce qui se passe au-delà in invisibilia – non pour la relation qu’il opère de Dieu à la créature, mais de la créature à Dieu, jusqu’au terme extrême. »

Entrer dans le sacerdoce du Christ, c’est entrer dans sa relation avec son Père. C’est entrer dans le sacrifice par lequel il glorifie son Père. Car la fin de l’Incarnation, ce n’est pas la Rédemption : c’est l’union au Père, l’entrée dans sa Gloire, la Divinisation de l’homme : « Le Christ, par son sacerdoce, me prend en Lui, et me transporte dans le sein du Père », « Il m’introduit dans son sacerdoce non pour la relation qu’il opère de Dieu à la créature, mais de la créature à Dieu. »

Tel est le sens des grâces reçues par Marie de la Trinité : nous rappeler à l’essentiel. Ce que disait déjà saint Irénée de Lyon : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu. »

La marque de la spiritualité de Marie de la Trinité est d’être toute tournée vers le Père : toute tournée vers le Père comme le Fils lui-même est tourné vers le Père ; toute tournée vers le Père parce que l’homme est lui-même incorporé au Christ, vivant dans le Christ et participant à son sacerdoce. Tout vient du Père et tout retourne au Père. Le Fils est le premier à nous montrer cette voie, dans la filiation et le sacerdoce. C’est pourquoi il est la seule porte, le seul chemin qui puisse nous mener du Père vers le Père, par l’Incarnation et par la Rédemption

La seule fin véritable est dans le Père : c’est l’union avec le Père, la divinisation. Marie de la Trinité nous rappelle à l’essentiel, à ce qui est le plus simple, le plus évident, et que nous avons toujours tendance précisément à oublier : l’Incarnation et la Rédemption, la Filiation et le Sacerdoce n’ont qu’une seule fin : l’union avec le Père : « Ne t’arrête pas aux mystères d’Incarnation Rédemptrice : ils sont clos – ils ne sont pas fin, mais moyen : l’unique nécessaire, c’est l’union au Père à laquelle on n’accède, il est vrai, que par eux. » (Carnets, 9 avril 1944)

(Extraits d’un article de Gérard Pfister publié dans La Vie spirituelle – juin 2002)