Marie de la Trinité …. et nous ?
Dans le n° 126 de la revue CARMEL (décembre 2007) le frère Dominique Sterckx o.c.d. consacre un long article à Marie de la Trinité.
Cet article propose d’esquisser ce que fut l’expérience spirituelle de Marie de la Trinité, pour indiquer comment celle-ci peut éclairer l’itinéraire du chrétien d’aujourd’hui.
En voici quelques extraits :
Une question préalable
Certains trouvent à la lecture de ces textes un stimulant à vivre plus profondément en enfants du Père dans le Christ ; parfois ils découvrent avec joie leur vocation sacerdotale, ou se voient confirmés dans leur propre vocation de prière cachée, dans une vie ordinaire toute donnée et offerte au cœur de ce monde.
Chez d’autres, l’attitude première est celle d’une saine critique vis-à-vis du récit de ces grâces. Ils partagent avec le monde moderne une réticence envers tout ce qui s’apparente à des « révélations privées ». S’ils assentissent globalement au contenu, ils gardent une réserve prudente par rapport au mode de transmission du témoignage. La théologie sous-jacente aux Carnets porte bien la marque d’une époque et le vocabulaire emprunté à l’Écriture, – le sang, l’immolation, le sacrifice – appellerait un usage critique… Il n’y a pas lieu de s’étonner de cette attitude. Dans la foi chrétienne, les vocations sont différentes, les voies de la vie spirituelle sont multiples, et les dons de chacun doivent être discernés avec prudence.
D’un point de vue objectif, il faut noter que le témoignage de Marie de la Trinité présente des différences notables par rapport à bien des « révélations » privées si fréquentes de nos jours. Il ne parle pas de « révélation ». Les « paroles » reçues ne sont pas premières, elles sont précédées par des « expériences » qui s’imposent à elle, sans qu’elle en comprenne la signification et ces paroles sont d’une extrême sobriété. Elle ne reçoit pas non plus de « message » à transmettre.
Sont aussi à prendre en compte sa rigueur intellectuelle, sa référence constante à l’Écriture méditée quotidiennement, son réalisme pratique, sa capacité concrète à agir, l’orientation générale de sa vie très tôt finalisée par le seul désir de correspondre à « ce qui plaît au Seigneur » et finalement les fruits d’humilité et de charité.
Ceci relevé, reprenons la question : en quoi les écrits de Marie de la Trinité, reflet d’une vocation exceptionnelle, peuvent-ils concerner tout chrétien aujourd’hui ?
Un témoignage significatif
Un accueil « en sympathie » de ce témoignage ne laisse pas indifférent. En tout premier, la formulation des réalités de la foi en termes d’expérience, – « Je vis l’amour du Père pour l’âme, je l’éprouvai… Le Christ me découvrit , au dedans de moi-même (qui me trouvais comme au-dedans de Lui-même) les profondeurs de son sacerdoce » – interpelle la conscience que nous avons de notre relation au Père et de la relation d’intériorité avec le Christ, selon sa parole : « Demeurez en moi et moi en vous » (Jn 15,5). Car nous avons vocation à faire l’expérience de Dieu. Le terme biblique de « gloire » prend sa densité de signification, des formules de l’Ecriture auxquelles nous sommes accoutumés deviennent « parole tranchante », se voient scrutées dans la foi et suscitent une prière pour demander au Seigneur la grâce de « vivre » ce que nous croyons.
Le Père…
« Je suis d’abord Père de même que tu m’es d’abord enfant.. » Dit autrement, « tu n’es pas d’abord pour moi créature faible, fragile et de plus marquée par le péché, tu m’es d’abord enfant, aimé(e) tout autant que mon Fils Bien-aimé et de l’amour même dont je L’aime. » Qui dira l’amour d’un père pour son enfant, qui dira l’amour du Père pour sa fille, son fils, pour ses enfants de l’humanité entière ?
« Le Père me dit : « Consens » (à son amour, et à mes droits sur Lui, à cause de la Filiation). Aime-Moi pour Moi-même ; non pour me demander ni pour rien obtenir – mais parce que je suis Père, et que je suis ton Père. Et moi parce que je suis Père, je donnerai à tes prières qui sont ton amour, tout ce que je veux leur accorder, pour toi et pour d’autres. Mais toi, ne fixe que Moi ». »
Le Sacerdoce…
(A la gare) « Marche en Moi, marche en mon sacerdoce, comme j’ai moi-même marché en mon sacerdoce » Puis : « Fais simplement ce que tu as à faire et je ferai le reste. »
« Pendant les Saints Mystères, compris ceci : « Reste en mon sacerdoce de gloire. Moins tu feras, plus je ferai — sois seulement totalement présente — c’est tout ton être que je veux posséder, en ton être même que je veux agir ». (. . .) Un peu avant l’élévation : « Sois toute offrande » . Je compris qu’il veut me prendre totalement en son offrande, sans que rien ne lui échappe-’. »
D’une manière semblable, Elisabeth de la Trinité, qui se reconnaissait la vocation d’être « la louange de sa gloire », ajoutait, dans sa lettre au chanoine Angles citée plus haut : « mais cela demande une grande fidélité : car pour être louange de gloire, il faut être morte à tout ce qui n’est pas lui, afin de ne vibrer que sous sa touche ».
Tout don d’amour a ses exigences
Les dons ont en effet leurs exigences de dépouillement et d’humilité. Pour qu’ils soient véritablement reçus, il faut que la liberté y consente et leur permette de déployer leur puissance de vie dans l’âme en leur faisant place en quelque sorte, selon l’expression de Jean de la Croix-
« Ne t’occupe que de moi (le Père), et toi compte-toi pour rien — sois pure référence à ma louange de gloire (…) C’est en n’étant rien que eu seras tout (rien par toi, tout par Moi), en ne voulant rien que tu feras tout » (rien par ta volonté propre, tout par ma volonté sainte) -’. »
« Tout, rien », comment ne pas entendre en écho les mots de Jean de la Croix !
« Consens à n’être rien ».
(Marie de la Trinité commente). « Rien au dehors, comptée pour rien, et me comptant pour rien — afin que, retirée de tout, je sois plus activement présente au-dedans. Ce n’est pas pour diminuer l’activité, mais pour la situer, selon ce qu’il plaît au Père. Et cela est conforme au mouvement de la grâce – mais pas à l’inclination de la nature, si avide de paraître, et de s’ingérer et imposer en tout’’ ! »
Ce n’est pas pour diminuer l’activité… Cet appel à disparaître n’est pas pour la soustraire à sa vie active et à l’exercice de ses responsabilités. Il l’oriente vers une profonde intériorité pour que tout son agir parte de l’intérieur et que ce soit le Seigneur qui agisse en elle et par elle.
« Ne cherche pas à paraître, mais à disparaître » , « Ton utilité est dans l’invisible », « Sois fidèle, et travaille, dans l’ignorance de ce que tu es et de ce que tu fais »’’.
Ces exigences qui se font entendre tout au long des Carnets sont bien celles de l’amour. Elles résultent du désir infini du Père de se donner à nous en plénitude, en son Fils et dans l’Esprit.
« Moi, Je suis toujours prêt à te donner – Toi, tiens-toi bien prête à recevoir ». »
Un témoignage pour l’Église d’aujourd’hui
Redisons-le. Marie de la Trinité n’a pas laissé de message proprement dit à transmettre. Ses écrits n’en ont pas moins valeur et « importance » (c’était le mot de Balthasar) pour l’Église actuelle.
Les textes qui viennent d’être cités, complétant le récit des premières grandes grâces, se situent dans une même perspective : les dons de Dieu et leur accueil sont la source de l’être et de l’agir chrétiens. L’appel est d’abord à devenir ce que nous sommes par grâce, en consentant totalement à notre vocation d’enfant du Père qui vit en Christ et de plus en plus s’efface, s’oublie, se vide de lui-même pour laisser vivre et agir le Christ en lui, et se laisser entraîner par lui dans son offrande et sa louange du Père.
L’Église gagnerait beaucoup à ce que ce primat de « l’être en Christ » soit reconnu et recherché en priorité pour la gloire du Père et pour le salut du monde. Elle serait plus crédible si les chrétiens portaient davantage le témoignage d’une vie donnée aux autres et qui rayonne la conscience de l’amour du Père en toutes circonstances, la présence de Celui qui les habite, la paix et la joie reçues de Lui dans le concret de l’existence quotidienne aux prises avec la souffrance et les attentes des hommes.
Le don de soi aux autres, si caché soit-il, comme ce fut le cas pour Marie de la Trinité dans l’exercice de ses responsabilités et l’accompagnement des malades, confère à ce témoignage toute sa vérité. Que « l’être » d’enfant du Père en Christ précède et irrigue toujours le « faire » pour le Christ et l’Église. Si cette perspective qui est celle de l’Orient chrétien, selon les mystiques pauliniennes et johanniques, vivifiait davantage l’Eglise catholique, celle-ci y recevrait un visage plus œcuménique.
Le Carmel est habilité à s’y reconnaître, lui dont la Règle fixe un premier « devoir » à toute vie chrétienne : « Chacun doit vivre dans la dépendance de Jésus-Christ et le servir fidèlement. » Le « vivre en Christ », dans une dépendance libre et amoureuse, précède et conditionne le service de Jésus-Christ.
« Je vis le don que Dieu veut faire de Lui-même à l’âme, dès cette terre » , avons-nous entendu. Dieu se communique lui-même à nous dans son être le plus personnel, ainsi que le symbolisait le texte de l’Évangile de saint Jean repris par Marie de la Trinité à la fin de sa grande prière au Christ : « Nous rendre participants de la nature et de la vie divine et nous introduire, assumés en vous, le Fils bien-aimé, dans le sein du Père, plénitude infinie de l’ineffable mystère ». »
« Que nos désirs et nos ambitions osent s’élever si loin, si haut que le Père les a pour nous » ! »
Extraits de la revue Carmel n° 126 – décembre 2007 (page 109)